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Lord Steyne, qui avait rendu depuis quelques mois hommage à ces dons magnifiques de Rébecca et qui succédait à lord Tuffo, protégeait à son tour la marche ascensionnelle de Rébecca. Celui-ci était un vrai grand seigneur. La laideur et la vieillesse de lord Steyne n’avaient rien de répugnant ; on était plus près de le craindre que de le mépriser. Sa tête chauve et luisante, ses rouges favoris qui retombaient sur sa cravate, son front intelligent et bombé, son œil gris, rond et scintillant d’une clarté ironique, sa bouche épaisse relevée aux deux coins par deux dents pointues comme des défenses de sanglier, la propreté recherchée, la simplicité exquise, l’élégance parfaite de son costume, où rien ne brillait et où tout était en harmonie, composaient un ensemble rare et complet. Marié à une fille noble dont la famille n’avait jamais voulu abjurer le catholicisme et qui avait son aumônier, lord Steyne se donnait souvent le plaisir d’inviter à la fois à sa table le chapelain anglican et le prêtre catholique. Ravi de mettre aux prises le protestant et le disciple de Saint-Acheul, il les écoutait en les excitant au combat. Il y avait chez ce membre anglais de la pairie du Voltaire et du Chesterfield, le tout mêlé à une sagacité pratique très vive, — à une connaissance redoutable des choses humaines, à un ineffable mépris pour l’humanité. Il était surtout blasé, et Rébecca l’amusait excessivement. Elle était naïve et joyeuse comme l’innocence ; elle était piquante et imprévue comme le vice. Il consentit à ce qu’elle eût une dame de compagnie, qui fut précisément la sentimentale Briggs, l’ancienne sous-maîtresse à qui Mathilde Crawley, tante de Rawdon, avait légué un capital suffisant pour la faire vivre. Qu’elle fut reconnaissante et heureuse de se voir choisie par l’aimable jeune femme ! Avec quel empressement mêlé de gratitude confia-t-elle tous ses fonds à Rébecca elle-même pour que Rébecca leur trouvât un bon placement ! Le placement, on l’imagine, fut bientôt trouvé.

Il fut convenu que Briggs, le chien de berger, resterait à Londres, chargée du soin de la maison, pendant que Rébecca et son mari s’en iraient à la conquête du diplomate sir Pitt et de sa douce moitié. Dès le soir on se mit à couper, recouper tailler coudre, recoudre, à mesurer crêpe, taffetas noirs, étoffes noires de laine et de soie, et, quand le fidèle lord Steyne parut vers les dix heures, il trouva les femmes livrées à cette grande occupation.

— Miss Briggs et moi, dit Rébecca en voyant le marquis entrer, nous sommes plongées dans la douleur ; notre papa n’est plus : sir Pitt Crawley est décédé. Nous avons passé la matinée en veuves du Malabar ; nous passons la soirée en couturières.

— Ah ! madame Rawdon, dit sentimentalement Briggs, pouvez-vous ?…

— Ah ! Rébecca, répéta le marquis plus sentimentalement que