Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/774

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont souffre notre époque, et de préciser jusqu’à quel point le peuple des villes et des campagnes en est atteint.

Lorsque l’on s’est trouvé à portée de comparer la société française à tous ses degrés avec d’autres sociétés, on est fier, pour notre pays, de cette grande somme d’idées honnêtes et droites qui y circulent sous toutes les formes, de tant de paroles vives et sensées qui éclatent spontanément à tout propos. Je m’étonne beaucoup moins, je l’avouerai de cette demi-science, de ces données historique semées par la lecture des journaux et de livres plus ou moins graves parmi les ouvriers des grandes villes, que de cette dialectique naturelle, de ces sentimens si fins qui distinguent l’esprit inculte, mais alerte, de nos paysans. Le bon sens est, comme l’antique verve gauloise, l’attribut inné des classes populaires en France, et, depuis un demi-siècle, les événemens ont donné à ces rares facultés tant d’occasions de s’exercer, qu’elles ont pris un développement dont le moraliste est forcé de tenir grand compte. Bien que l’enseignement primaire soit en beaucoup de pays plus répandu qu’il ne l’est encore dans notre société démocratique, on ne rencontrerait nulle part, chez les populations laborieuses, une plus grande masse d’idées justes et claires dans un langage assurément peu châtié, mais d’autant plus original. Par malheur, ce grand mouvement d’opinions, à la faveur duquel le bon sens public a obtenu ce degré de pénétration, s’est accompli sous une influence qui, sans en altérer la pureté, en a peut-être paralysé la vigueur. Je veux parler du voltairianisme, et j’en parle non point avec la haine passionnée d’un dévot, mais avec le regret de l’historien qui voit dans l’œuvre de Voltaire beaucoup de mal à côté d’un bien encore plus grand. Voltaire, c’est, dans l’histoire de la philosophie, la personnification, la plus éclatante de la raison séparée du sentiment, des facultés de l’esprit dominant et étouffant celles de la sensibilité. Il eut un but immense : le triomphe du sens commun, et, loin de dire qu’il ne l’aurait pas atteint, je lui reprocherais bien plus volontiers de l’avoir dépassé. Oui, en travaillant à la ruine des préjugés et des croyances surnaturelles, Voltaire voulait sans nul doute ruiner la théologie du christianisme telle que la comprend l’église, mais il n’avait nullement la pensée de dessécher dans les cœurs la foi religieuse. Et pourtant n’a-t-il pas, en diminuant outre mesure le respect du christianisme, en enveloppant dans une même réprobation l’esprit et la lettre de l’enseignement religieux, n’a-t-il pas, par cet intrépide et impitoyable usage de la raillerie, frappé en France jusqu’au sentiment religieux, qui, depuis cinquante ans, n’a plus de ressort ni d’action ? Pour que la lutte soutenue par cet esprit incomparable eût été sans inconvéniens, peut-être eût-il fallu que cette lutte finît avec lui ; il eût en quelque sorte fallu, si l’on ose prononcer ce blasphème littéraire, que ses écrits fussent ensevelis dans sa tombe, pour que cette terrible