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est déserte, on ne le retrouve plus. Cette tragique soirée met fin, comme on pense, à leur funeste passion. Enfermé dans sa tour solitaire, le comte Arnold pleure à chaudes larmes son frère Hugo, qu’il s’imagine avoir tué, tandis que le comte Hugo, retiré au fond d’une caverne dans le creux le plus sombre de la forêt, s’accuse du meurtre d’Arnold et s’impose d’épouvantables pénitences. Quelle tristesse au château de Craenhoven ! Il y a là un certain Abulfaragus, médecin savant, magicien même, qui contribue singulièrement à répandre dans tout ce tableau je ne sais quoi de mystérieux et de sinistre. Deux enfans seulement égaient parfois cette maison désolée : l’un est le fils d’un seigneur des environs, un pauvre petit orphelin, nommé Bernhard, que les deux frères ont recueilli ; l’autre est leur nièce, Aleidis de Craenhoven Un jour, Abulfaragus chasse le petit Bernhard. Seul, sans ressources, Bernhard se fait pâtre, et c’est lui qui ramènera le comte Hugo dans le manoir de ses ancêtres. Mais pourquoi raconter ces inventions enfantines ? Ce qui est tout ici, c’est l’exécution, c’est la naïveté d’une chronique où l’esprit du moyen-âge, — passions soudaines, tragiques aventures, candides emportemens du repentir, — est exprimé avec un charme incomparable. On dirait vraiment quelque manuscrit du XIVe siècle, quelque vieille histoire racontée par un témoin, par le fidèle chapelain du château. Cet accent de vérité tient peut-être aux souvenirs personnels de l’auteur, qui a su très habilement mêler à son récit les impressions de sa mélancolique jeunesse. Il y a une description pénétrante de la vie de ce jeune pâtre au milieu des bruyères désertes ; cette calme nature ouvre à son ame des perspectives infinies et éveille en lui une insatiable curiosité. Paul Potter, peignant ses vaches au milieu des pâturages de la Hollande, a-t-il mieux compris la poésie du silence et la gravité méditative des horizons lointains ? Ajoutez à cela les croyances populaires du moyen-âge, qui impriment je ne sais quel caractère plus mystérieux encore à ces solitudes attristées ; voyez passer le long de la forêt le loup-garou qui gagne sa caverne : c’est le comte Hugo faisant sa pénitence. Tous ces détails ont un relief qui ne s’oublie pas.

La seconde partie de cette belle légende est l’Histoire d’Abulfaragus. Les deux comtes sont morts ; Bernhard a épousé Aleidis, et le vieil Abulfaragus, courbé et blanchi par l’âge, livre aux deux jeunes gens le manuscrit précieux qui contient l’histoire de sa triste existence. La neige couvre les longues plaines, le ciel est pâle, le corbeau se balance sur les branches dépouillées ; assis dans l’embrasure d’une fenêtre, Bernhard et Aleidis lisent en tremblant l’histoire d’Abulfaragus :

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,