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« 25 mars.

« Il n’y a plus de haute littérature en France depuis la mort de M. de Fontanes. C’était le dernier des Grecs. Lui seul soutenait la poésie et la belle prose sur le penchant de leur décadence ; il en était l’arbitre. Le goût, l’élégance, l’art des beaux vers, ont disparu avec lui, et personne ne se présente pour le remplacer[1]. L’absence de M. de Fontanes est une perte irréparable pour les lettres ; on ne retrouvera plus en France un homme né avec un sentiment aussi exquis de l’harmonie, avec un goût aussi pur, aussi élevé, avec une imagination aussi éminemment poétique, et un tel grandiose dans la facture du vers. Je ne connaissais rien de comparable à la conversation de Fontanes, lorsqu’il parlait de littérature, de poésie, de vers, avec une personne qui était digne de l’entendre et qui rendait un peu. Il fallait l’entendre surtout lorsqu’on lui soumettait un ouvrage où il y avait du talent et qui lui plaisait. Avec quelle verve il corrigeait ! que d’images, que d’expressions créées ! que de vers entiers il vous fournissait sur-le-champ ! Son imagination poétique était alors vraiment inépuisable. Barthe, en arrivant chez lui, lui disait : « Je viens vous demander de « la matière poétique, » et Barthe avait bien raison, car il en donnait tant qu’on voulait. Chose digne de remarque ! il avait plus de verve, plus d’abandon, plus d’entraînement, une plus grande profusion d’images et d’expressions lorsqu’il corrigeait pour un autre que lorsqu’il composait pour lui-même. L’idée extrêmement délicate et exaltée, extrêmement sévère, qu’il s’était faite du bon goût, le rendait un peu timide lorsqu’il prenait la plume en son nom, et il n’osait peut-être pas assez lorsqu’il composait pour son compte. Il était plus à l’aise lorsque l’ouvrage d’un autre lui servait de canevas pour y jeter ses brillantes couleurs et y prodiguer toutes les magnificences de sa poésie.

« — Rappeler ce que me dit M. de Fontanes la dernière fois que je le vis (24 juin 1820) sur Cicéron, comme orateur. Il venait de relire la Milonienne, qu’il jugeait le plus grand effort du génie oratoire, et il trouvait Cicéron bien supérieur à Bossuet ; il est plus riche, plus abondant, plus délié, plus adroit comme orateur que Bossuet. Il avait été confondu de l’oraison Pro Milone.

« — Nous avions surnommé Fontanes, Chateaubriand et moi, en riant, le sanglier d’Erymanthe, et cela peignait à merveille sa brusquerie et sa verve. Que de fois nous nous sommes arrêtés dans le jardin des Tuileries devant le sanglier de Calydon, en disant : « Voilà bien le portrait de Fontanes ! c’est lui lorsqu’il « s’appuie sur sa canne et qu’il en frappe la terre en disant[2] : — Eh ! vous « croyez ça ? — Babylone ! Thèbes aux cent portes ! — Londres n’est que la ville des marchands, ce n’est qu’un grand comptoir. Paris est la ville des arts et « des rois. Babylone ! Thèbes aux cent portes ! — Voyez-vous Louis XIV assis sur

  1. Il serait trop aisé de rappeler comment et par qui M. de Fontanes a été dépassé à bien des égards, quoiqu’il reste vrai de dire peut-être qu’il n’a pas été remplacé. Ces exagérations d’une douleur sincère m’ont paru dignes d’être conservées comme rendant l’idée vive des contemporains qui s’éclipse trop vite à distance. Chaque génération qui finit est disposée à croire que tout finit avec elle, de même que chaque génération nouvelle se figure aisément qu’avec elle tout commence.
  2. Il ne faut prendre ce qui suit que comme une note qui rappelle un air qu’on ne nous donne pas. Cette note nous a paru pourtant assez singulière d’accent pour devoir être conservée.