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que d’autres célèbrent ou exploitent sans la goûter. Il venait rarement à Paris, et, s’il y revoyait d’abord toute personne et toute chose avec intérêt et fraîcheur, il s’en retournait toujours avec joie, repassant ensuite lentement sur les souvenirs. Il retouchait ses anciens vers, en ajoutait quelques-uns selon l’inspiration, méditait son poème épique de la Jérusalem détruite, et, dans ce doux mélange de soins et de loisirs, les saisons, les années rapides s’écoulaient. Sans empressement personnel, sans envie, il était attentif à ce qui se produisait de nouveau ailleurs, et prêt à y applaudir de loin comme un frère aîné demeuré sur le rivage. Les essais de la lyre moderne n’avaient pas de quoi l’étonner ; il était lui-même un des nobles ouvriers de cette lyre, et il avait hâte de la voir se révéler au complet avec toutes ses cordes, avec toutes ses ailes. De bonne heure préoccupé d’André Chénier, il avait curieusement suivi les quelques fragmens qu’on en avait publiés par intervalles[1], et, sachant qu’après la mort de Marie-Joseph M. Daunou était devenu dépositaire de la totalité des manuscrits il s’était adressé à lui pour en obtenir communication. Son enthousiasme en présence de ces pures reliques fut égal à celui que nous éprouvâmes nous-même un peu plus tard :

« En me communiquant les manuscrits d’André Chénier, écrivait-il à M. Daunou (le 5 octobre 1814), vous m’avez procuré, monsieur, un des plaisirs poétiques les plus vifs que j’aie éprouvés depuis long-temps. Il y a, dans les élégies surtout, des choses du plus grand talent, des choses vraiment admirables. Il ne faut pas qu’un tel trésor reste enfoui : je vous conjure, au nom de tous les gens de goût, de vous occuper d’une édition des poésies de cet infortuné jeune homme, plein d’un talent si beau et si vrai. C’est un monument à élever à ses mânes, et pour lequel, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, je vous offre tous mes soins. Ayez donc la bonté de m’écrire, et nous nous concerterons pour cela[2]. »

Ce zèle qu’il n’eut pas toujours pour ses propres œuvres, il le ressentait pour les poésies d’un autre, et à ce trait se décèle encore cette générosité non altérée d’un cœur de poète.

  1. La Décade fut la première à publier la jeune Captive d’André Chénier le 20 nivôse an III, c’est-à-dire moins de six mois après la mort du poète. On y lisait dans une note : « Il avait beaucoup étudié, beaucoup écrit, et publié fort peu. Fort peu de gens aussi savent quelle perte irréparable ont faite en lui la poésie, la philosophie et l’érudition antique. » Le 10 thermidor, même année, la Décade insérait l’épître de Le Brun à André Chénier, « massacré publiquement à Paris, disait-on, il y a aujourd’hui un an et trois jours. » Dans le Mercure du 1er  germinal an IX, on trouve la jeune Tarentine. M. de Chateaubriand consacrait à André Chénier une note du Génie du Christianisme (2e  partie, livre III, chap. VI), et il citait en note quelques fragmens retenus de mémoire : Accours, jeune Chromis, et : Néére, ne va point… Enfin Millevoye, dans une note de ses Élégies, avait fait connaître des fragmens de l’Aveugle encore inédit. C’était à peu près tout ce qui avait paru avant 1814.
  2. Documens biographiques sur M. Daunou, par M. Taillandier (seconde édition, page 221).