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accueillies, lui furent d’un grand secours et d’une consolation présente en ces heures d’agonie secrète : « J’ai été prodigieusement fier jusqu’à quarante-cinq ans, écrivait-il ; mais le malheur m’a bien corrigé et m’a rendu aussi humble que j’étais fier. Ah ! c’est une grande école que le malheur ! j’ai appris à me courber et à m’humilier sous la main de Dieu. » Et encore : « Vieillard, n’espère plus d’exciter aucune sympathie dans le cœur d’un homme ! La coupe de la bienveillance est tarie pour toi ; la tendresse, l’affection, la douce et compatissante amitié, se sont retirées devant tes rides et tes cheveux blancs. Soixante ans t’ont marqué au front d’un signe de dégoût… Jette-toi donc dans le sein de Dieu ! Lui seul peut combler ce grand vide laissé dans ton cœur ; lui seul peut te rendre avec usure tout ce que tu as perdu ! » Il écrivait cela en février 1833 ; le 2 décembre de la même année, il mourait à sa terre du Coisel, âgé de soixante-quatre ans.

J’ai tiré de ses papiers ce que j’ai jugé de plus caractéristique et de plus agréable ; mais je suis loin de les avoir épuisés. Ses portefeuilles poétiques n’ont pas rendu tout ce qu’on espérait, Sa grande épopée de Titus ou Jérusalem détruite, qu’il méditait depuis plus de vingt années, et dont on lui avait entendu réciter des portions de chants, ne s’est retrouvée qu’en ébauche. Il avait désespéré, vers la fin, de l’exécuter en vers : « L’instrument du vers, disait-il, veut être touché par une main jeune, souple et légère. » Il songeait à en faire, au pis-aller, un poème en prose comme les Martyrs. Au milieu de ces reviremens, la mort le surprit. Au reste, quand on en aurait arraché quelques lambeaux, comme de la Grèce sauvée de Fontanes, qu’y gagnerait la réputation de l’auteur ? En pareil cas, un peu plus ou un peu moins fait peu de chose ; la postérité ne tient compte que de ce qui est accompli, et l’inachevé est pour elle comme non avenu : Nam si rationem posteritatis habeas, quidquid non est peractum, pro non inchoato est[1]. Ce qu’on possède de Chênedollé suffit pour assurer à son nom une place honorable dans l’histoire de la poésie française. Il marque la transition, l’essai de transaction entre les divers genres ; il a touché à bien des écoles, à bien des talens originaux ; il a cherché à combiner dans le sien plus d’une manière. En même temps il a su garder quelque chose d’indépendant, de fier, de solitaire, qui ne permet pas qu’on le confonde avec d’autres ; et, si nous ne nous abusons pas au terme de cette longue étude, il a une physionomie.


SAINTE-BEUVE.

  1. Pline le jeune, Lettres, liv. v, 8.