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inspiration du besoin de dire comment les choses de ce monde diffèrent de leur idéal plutôt que du besoin d’exprimer les sensations qu’elles leur causent. Imaginer des types de perfection et tour à tour les glorifier, puis faire le procès de la réalité en la comparant à ces beaux rêves, telle est la double tendance de M. Bulwer. Ces deux faces de son individualité littéraire se montrent surtout fort nettement dans une autre composition poétique qu’il s’est plu d’abord à envelopper du plus strict incognito ; je veux parler du Nouveau Timon (the New Timon, a romance of London), qui parut sans nom d’auteur et dont la réputation est venue jusqu’en France[1]. Lors de la publication du Nouveau Timon, plusieurs critiques s’étaient accordés à l’attribuer à M. Bulwer ; M. Bulwer répondit alors par un démenti. Maintenant la négation se change en affirmation. Sur le frontispice de son Roi Arthur, il s’intitule lui-même auteur du Nouveau Timon. Quant aux motifs de ses variations, il les explique ainsi : en entrant dans une voie nouvelle, il a cru bon de se placer en dehors des approbations et des critiques à priori, afin d’être mieux à même de juger de la réussite ou de l’insuccès de sa tentative. Tout ceci, à mon sens, signifie surtout que M. Bulwer songeait à son grand poème et qu’il voulait sonder d’avance le terrain. Le Nouveau Timon était le précurseur du Roi Arthur.

Le roi Arthur dont il s’agit est le même prince breton tant chanté par les poètes anglo-normands et français, cet Arthus à demi fabuleux devenu, du XIe au XIIIe siècle, le centre, j’allais dire le soleil de tout un cycle de romans de geste. Ce que l’histoire ou plutôt la tradition nous apprend de moins incertain sur son compte, c’est qu’il vécut au commencement du VIe siècle, qu’il combattit pour l’indépendance de la Cambrie bretonne et chrétienne, et qu’il arrêta pour quelques années les envahissemens des populations saxonnes et païennes. Fort heureusement nous n’avons à entrer ici dans aucune discussion historique sur l’authenticité de ses douze victoires : M. Bulwer nous en dispense en nous déclarant que son héros n’est pas l’Arthur de l’histoire, mais celui des poètes. Le mètre qu’il a adopté laisse assez deviner, du reste, ses intentions à cet égard. M. Bulwer a écrit en stances symétriques, à la manière de Spencer, de l’Arioste et du Tasse ; il déclare même formellement qu’il a pris ces trois maîtres pour modèles. Ainsi il est bien entendu qu’il a voulu traiter le cycle d’Arthur comme Boïardo et l’Arioste avaient traité celui de Charlemagne. Conclure de là qu’il se soit complètement emprisonné dans les traditions des anciens poètes chevaleresques de l’Italie, ce serait aller trop loin cependant. On n’échappe pas ainsi à la science de son temps. Tout en entourant son héros de paladins et en donnant aux Bretons les mœurs féodales d’usage, il a

  1. Voyez, sur le Nouveau Timon, la Revue du 1er juin 1846.