Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/109

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Où sommes-nous, postillon ? demandai-je.

— À Troissereux, monsieur, répondit-il.

— Combien de lieues encore jusqu’à Boulogne ?

Une espèce de grognement, qui partit du fond de la diligence, m’empêcha d’entendre la réponse. C’était mon compagnon de route, que l’air piquant du dehors venait de réveiller en sursaut.

— Eh bien ! s’écria-t-il tout à coup avec un accent provençal des mieux timbrés, qui donc ouvre là ? Dieu me damne ! monsieur, avez-vous l’intention de vous chauffer au clair de lune ?

Je relevai la vitre en m’excusant ; le Provençal frissonna de tout son corps.

— Quel temps ! reprit-il ; autant vaudrait une campagne de Russie ! et penser que dans mon pays ils se promènent maintenant en veste de nankin avec une rose à la boutonnière ! Vous croyez avoir ici un soleil, vous autres, ce n’est pas même une lanterne. Pour connaître la vie, il faut habiter le midi ; il faut voir ses vignes, sa chasse aux ortolans, ses fabriques de savon, ses femmes. Ah ! quelle contrée des dieux, monsieur ! Aussi nous avons à Marseille un antiquaire qui a prouvé que le pommier du paradis terrestre devait être planté entre la Camargue et Tarascon.

Je fis observer que l’on pouvait s’étonner, dans ce cas, qu’il n’y eût laissé aucune repousse. — Eh ! que voulez-vous ? dit plaisamment mon compagnon, Adam n’aura point su qu’il fallait garder les pépins.

Je ne pus m’empêcher de sourire. La prétention de l’antiquaire marseillais n’avait rien, du reste, qui dût surprendre. Un ami de Latour d’Auvergne, Le Brigand, n’avait-il pas réclamé le même honneur pour sa province, en concluant, des noms mêmes de nos premiers parens, que dans le paradis terrestre on parlait bas-breton[1] ! Un autre savant celtomane avait placé l’Éden dans le département de l’Yonne, en se fondant sur le nom d’une des villes, Avallon, qui, en celto-gomerite, signifie pomme[2] ! Plaisantes imaginations que nous pouvons railler, mais qui semblent l’expression naïve de nos plus intimes instincts. Qui de nous, en effet, ne trouve aux lieux où il est né un charme mystérieux qui les distingue de tous les autres ? En y respirant ces restes de parfums qui ne s’exhalent point ailleurs, comment ne pas croire que là était autrefois le séjour particulier de la paix, de l’innocence et de la joie ? Chacun de nous, hélas ! a derrière lui un paradis terrestre d’où il a été chassé, comme notre premier père, par ce triste archange auquel les hommes ont donné le nom d’expérience.

  1. D’après sa version, le premier homme s’était écrié, en sentant qu’une partie du fruit défendu lui restait à la gorge : A tam (le morceau), et la première femme lui avait répondu : Eve (bois), d’où étaient venus pour tous les deux les noms d’Adam et d’Ève.
  2. Le mot celtique n’est point avallon, mais avalon.