Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/110

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces réflexions, qui traversaient lentement mon cerveau engourdi, m’avaient fait oublier mon compagnon de route, qui continuait son dithyrambe provençal. Il y mettait naturellement ce beau désordre que Boileau signale comme un effet de l’art, car l’improvisation méridionale a de continuels changemens de niveau : ce n’est pas un fleuve, ce sont des cascades. Ajoutez que les idées semblent avoir de l’accent comme la voix : elles vous rappellent toujours l’histoire du perruquier de Sterne, qui, pour affirmer qu’une boucle de cheveux ne se défriserait point, s’écriait qu’on pouvait la tremper dans le grand Océan ; mais, sous cette enflure bruyante, il y a quelquefois l’original ou le grandiose, presque toujours la couleur et le mouvement.

J’appris bientôt (sans avoir eu l’embarras de faire une seule question) que mon compagnon de voyage était un de ces missionnaires du commerce qui ont réalisé le symbole du Mercure volant, et courent, une trousse d’échantillons à la main, à la conquête du monde. Pour le moment, le Provençal se bornait à la conquête de la France septentrionale, où il s’occupait, selon son expression, d’écouler des vins et des huiles. Je sus, par sa conversation, qu’il avait parcouru, pendant dix ans, les moindres villages de la Provence, du Languedoc, du Dauphiné et des pays basques. Mon voyageur était un de ces esprits ouverts et actifs, jamais à court d’expédiens, et qui, sachant le fond de la vie comme Figaro savait le fond de la langue anglaise, se tirent toujours d’embarras à force de bonne volonté. Ses incessantes pérégrinations l’avaient parfois rapproché d’hommes de savoir ou d’expérience, et il en avait retenu quelque chose ; on sentait par instans que le morceau d’argile avait habité avec des roses !

Après m’avoir parlé de son commerce, des troubadours, de la Cannebière, il fit un de ces soubresauts, qu’il prenait pour des transitions, et se mit à me raconter ce qui lui était arrivé la veille à Beaumont. Il y avait rencontré une douzaine de ces comédiens ambulans, qui exploitent nos bourgades, sans cesse arrêtés par la faim et chassés par les dettes ; derniers bohémiens de la civilisation, qui continuent au XIXe siècle le Roman comique de Scarron, traitant la vie comme Scapin traitait son maître, avec force lazzis et coups de bâton. La troupe foraine avait annoncé Robert-le-Diable. Le public était réuni, les cinq musiciens amateurs attendaient à leurs pupitres, et la duègne, préposée au bureau de location, venait de rejoindre ses camarades pour se transformer en nonne de Sainte-Rosalie, lorsque deux huissiers étaient arrivés d’Allonne avec un jugement de saisie et de prise de corps. Le directeur, subitement averti, avait quitté le trou du souffleur en s’écriant, comme un héros trop célèbre : Sauvons la caisse ! Il avait vivement attelé le fourgon, et s’était enfui avec toute la troupe en costume moyen-âge, oubliant derrière lui le mémoire de l’aubergiste, mais emportant