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à l’ombre d’une aubépine enchantée, ou qui, sous la forme de femmes merveilleusement belles, se présentaient aux seigneurs égarés dans les clairières et s’en faisaient aimer. Ce fut ainsi qu’un duc d’Aquitaine épousa une fade et donna naissance à la lignée maudite d’où sortit cette Éléonore qui noya la France dans le sang. Le seigneur d’Argouges près Bayeux, étant un jour à la chasse, rencontra également vingt belles jeunes filles montées sur des chevaux couleur de lune et ayant à leur tête une femme encore plus belle, qui paraissait leur reine. Il tomba si éperdument amoureux de cette femme, qu’il l’emmena à son château et l’épousa. Ils jouirent long-temps d’un bonheur qui eût fait envie aux habitans du paradis ; mais l’inconnue était la fée qui préside à la vie, et un jour son mari ayant prononcé devant elle le mot de mort, elle poussa un cri et disparut après avoir laissé sur la porte du château l’empreinte de sa main : triste et poétique symbole de toutes les joies terrestres qu’un mot peut faire évanouir, et qui ne laissent le plus souvent pour souvenir qu’un stigmate douloureux imprimé à l’entrée du cœur.

L’histoire de la fée d’Argouges parut réjouir singulièrement mon compagnon.

— Tête-dieu ! me dit-il, voilà un pays excellent pour le mariage ! Trouver un miracle de douceur et de beauté au coin d’un bois, vivre avec elle pendant toute la lune de miel et n’avoir qu’un mot à prononcer pour s’en défaire avant le changement de quartier ! Je dois avouer que, sur ce point, notre pays est moins favorisé. Il n’y a, dans le midi, chance d’union surnaturelle qu’avec le Saurimonde. C’est un malin génie qui prend la forme d’une petite fille et se fait adopter par quelque famille à qui saint Stapin a procuré plus d’oliviers et de vignes que de bon sens. La prétendue orpheline grandit en beauté. On en fait d’abord une mayos pour la fête du printemps, puis elle devient la bouquetière de toutes les danses dans les grands roumeirages[1]. Enfin le fils de la maison demande sa main, et, quand il s’est agenouillé sur son tablier, il croit avoir épousé les sept vertus cardinales ; mais voilà que, dès le lendemain, la jeune mariée coupe, comme on dit, toutes les fleurs du jardin[2] ; elle devient seule maîtresse dans la maison et s’arrange si bien, que rien ne réussit. Le pain qu’elle fait cuire pendant la semaine des Rogations est moisi toute l’année ; elle approche du feu les lacets à gibier, qui ne peuvent plus prendre que des crapauds ; elle brûle du bois de sureau pour empêcher les poules de pondre, et attire

  1. Les roumeirages sont les fêtes patronales du Midi. On appelle bouquetière la jeune fille qui conduit les danses.
  2. Lorsque le chef de la famille meurt, dans les campagnes du Midi, on coupe toutes les fleurs du jardin. De là cette expression pour dire que l’on prend possession d’une maison comme si les maîtres étaient morts et qu’on en eût hérité.