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instant, il sembla hésiter ; mais il était appelé à Abbeville par des recouvremens à échéance. Il épuisa, pour se dédommager, tout son vocabulaire de malédictions marseillaises, aux grands éclats de rire de la Languedocienne, qui, soit discrétion, soit indifférence, ne fit rien pour le retenir. Cependant, lorsqu’il la prit à part et qu’il se mit à lui parler vivement à demi-voix, elle devint tout à coup sérieuse. Quelques mois qui arrivèrent jusqu’à moi me firent supposer que le Provençal, ne pouvant adopter l’itinéraire de la jeune fille, lui proposait de suivre le sien ; mais elle secoua la tête, et, lui montrant avec une subite mélancolie le fourgon que ses camarades se préparaient à atteler, elle lui répondit par les paroles solennelles que prononcent ses compatriotes lorsqu’ils viennent recevoir sur le seuil la jeune épouse de leur fils — Ad pé d’aquet, ma hillo, quet caou biouré et mouri ! (c’est à ce foyer, mon enfant, que tu dois vivre et mourir !)

Le Provençal lui serra la main sans insister, et nous rentrâmes à l’auberge pour prendre nos manteaux. La mère-grand, à qui j’adressai un adieu transmis par Toinette, nous accompagna jusqu’à la porte de souhaits d’heureux voyage, dans lesquels se mêlaient naïvement les superstitions antiques et les superstitions chrétiennes.

— Que Dieu leur fasse rencontrer une croix de bon présage ou une pie qui vole à droite ! dit-elle en ayant l’air de se parler à elle-même ; dans ma jeunesse, un voyageur ne quittait pas le Lion-Rouge sans prendre au vaisselier une feuille de laurier bénit. Aussi le père en avait planté toute une haie dans le marger ; mais nos gens l’ont arrachée pour agrandir le champ de luzerne, car maintenant on fait tous les jours la part plus petite au bon Dieu.

Je cherchai à détourner la vieille femme de cette pente chagrine en la remerciant de ses récits des anciens temps et en exprimant l’espérance de pouvoir les entendre plus longuement au retour. Elle fit de la main un geste mélancolique.

— Tous les jours que je vis encore sont des délais accordés par la Trinité, me dit-elle gravement ; l’aubépine qu’on avait plantée le jour de ma naissance à la porte du jardin est morte l’automne dernier ; il n’y a plus ici de fleurs de mon temps ; les gens et moi nous ne regardons plus du même côté ! Tout ce que je demande, c’est que l’on ait le temps de tisser le fil de mes dernières quenouillées pour m’en faire un drap mortuaire.

— Elle a raison, dis-je en sortant au Provençal ; sa présence semble un anachronisme vivant ; au foyer villageois, de même qu’au foyer des villes, tout est changé ; c’est un théâtre dont le temps a fait tomber les décorations et a fermé toutes les fausses trappes. Le drame domestique s’y joue désormais, comme les proverbes, entre deux paravens. La