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regard se reporte avec une prédilection sympathique et studieuse, sont à peu près remplies par les mêmes hommes, les mêmes idées, les mêmes images : la recherche du beau et du vrai, de l’art sérieux et sincère, parlent la même langue, tournent vers les mêmes hauteurs les mêmes esprits d’élite ; mais, tout auprès, se rencontre le livre qu’on pourrait appeler le parvenu de la révolution nouvelle, celui qui a puisé sa raison d’être dans le mouvement de la pensée publique, entraînée vers certains points par les illusions, les exigences, les besoins ou les passions du moment. Pamphlet, réfutation ou paradoxe, ce genre de livre ne saurait manquer dans ces jours critiques où l’intelligence est amenée, par le vertige de l’imprévu, à ne plus rien regarder, ni comme inadmissible, ni comme incontestable ; et, si nous osions nous permettre une épigramme contre notre temps, nous ajouterions qu’on peut prendre une idée plus ou moins favorable du bon sens et du bonheur d’un pays ou d’une époque, suivant l’importance qu’on y donne aux écrits de cet ordre, aux questions qui s’y traitent, aux dangers qui s’y révèlent, aux intérêts qui s’y agitent.

Le socialisme est au premier rang de ces questions dont on ne saurait méconnaître l’inquiétante actualité. À en croire M. Considérant, le socialisme serait même plus qu’actuel : il aurait seul le privilège de vivre, au milieu de gens semblables à ce personnage d’un roman de chevalerie, qui, dans le feu de l’action, ne s’apercevait pas qu’il était mort. Voilà où nous en sommes, nous tous, grands et petits, qui essayons de juger les théories du phalanstère et les traditions de Fourier. Dans son livre intitulé le Socialisme devant le vieux Monde ou le Vivant devant les Morts, M. Considérant veut prouver aux adversaires de son système qu’ils sont des fantômes, des spectres, et que la phalange seule est vivante au milieu de toutes ces catacombes. On pourrait peut-être répondre à M. Considérant :

Les gens que vous tuez se portent à merveille !


Convenons au moins que c’est là une manière d’argumenter aussi concluante que facile. Démontrer à son contradicteur qu’il a tort, quelle misère ! c’était bon pour ce vieux monde qui inspire à M. Considérant tant de dédain. Les raisonneurs de l’autre monde s’y prennent autrement ; ils délivrent un acte mortuaire en bonne et due forme à quiconque n’apprécie pas aussi bien qu’eux l’excellence de l’attraction passionnelle et de l’harmonie hongrée. Voilà donc qui est convenu. Tous les hommes dont nous avions l’habitude de compter pour quelque chose le jugement et les lumières ne vivent plus que d’intention ; ce sont des ombres de discoureurs qui nous font entendre une ombre de raisonnement. Je comprendrais, je l’avoue, ce mépris superbe pour les coryphées de la sagesse humaine sous la plume d’un Bossuet, d’un Pascal, préoccupés du contraste de la petitesse et du néant des conseils humains avec la grandeur, la toute-puissance divine révélée par la mystérieuse immensité des événemens ; mais lorsqu’on a borné jusqu’ici l’efficacité magistrale de son enseignement à proposer aux néophytes de l’assemblée nationale de leur infuser, au moyen de trois séances de nuit, les beautés de la doctrine fouriériste, il semble qu’on devrait aller un peu moins vite dans cette vaste hécatombe, et accorder un sursis à des hommes qui pourraient bien montrer qu’il leur reste encore quelque souffle de vie, ne fût-ce qu’en nous apprenant, à nous moquer des phalanstériens.