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fantastique. Le vent frais du matin faisait onduler sur ma fenêtre les tiges encore tendres des maïs et se jouait dans les fleurs des cotonniers. Les garçons de ferme se rendaient en chantant à leurs travaux. Je descendis. Fraîche comme l’aurore, la jeune maîtresse du logis allait et venait dans son domaine : l’idylle avait remplacé le drame. James, prêt à partir, m’attendait près des chevaux sellés. Rien sur sa physionomie ne dénotait la perfidie ou l’astuce. Nous partîmes, et, en saluant du regard la riante habitation que je laissais derrière moi, je me plus à rêver une chartreuse semblable pour y finir ma vie, entre un jardin et une forêt. Déjà même j’entrevoyais, à travers le brouillard azuré de mes songes, une jeune fileuse aux yeux bleus et aux cheveux blonds, attendant mon retour près d’un rustique foyer. Ces visions égayèrent ma route, et j’arrivai ainsi, sans m’apercevoir de la fatigue, à une seconde ferme où nous nous arrêtâmes pour prendre un substantiel repas, composé d’un quartier de chevreuil et de gâteaux de maïs semblables aux galettes de blé noir de la Bretagne. Le jour était avancé quand nous quittâmes cette ferme ; une traite de deux heures nous mena jusqu’au sommet d’une rangée de collines où mon guide s’arrêta brusquement.

— Vous voyez, me dit-il, ce ruisseau qui coule à vos pieds ; là-bas, devant vous, ce monticule bleuâtre ; à droite, ce vaste étang aux bords marécageux ; à gauche, ce rideau d’érables à fleurs rouges…

— Eh bien ?

— Eh bien ! vous voyez Red-Maple ; ces érables, ces collines, cet étang, sont les limites du domaine.

— Quoi ! c’est là ma propriété ! m’écriai-je ravi à l’aspect de ces imposantes futaies et de ces prairies magnifiques. Mon exclamation arracha à James un sourire ironique.

— C’est ici que je dois vous laisser, reprit-il ; quant à vous, il en est temps encore, vous pouvez retourner sur vos pas.

— Retourner sur mes pas ! vous plaisantez sans doute ?

— Je parle sérieusement. À quoi sert donc d’avoir des yeux et des oreilles ? N’avez-vous rien vu, rien entendu ? Faites d’ailleurs ce qu’il vous plaira. Pour moi, je ne veux pas avoir maille à partir avec le propriétaire de Red-Maple.

— Le propriétaire de Red-Maple ? Il y en a donc deux ?

— Oh, non !… il n’y en a qu’un seul.

— À la bonne heure.

— Il n’y en a qu’un… c’est-à-dire que vous… vous ne comptez pas. Je regardai James d’un air ébahi. Mon guide avait parlé trop clairement pour hésiter désormais à compléter ses réticences. Il reprit :

— De quoi vous étonnez-vous ? Rappelez-vous donc les réponses qu’on vous a faites au bar-room de Guyandot ; rappelez-vous les avertissemens