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d’une de ces familles primitives qui, même dans le désert, sont partout dans leur patrie. Cette sainte énergie du lien de famille, que rien encore n’est venu affaiblir chez les Américains, explique peut-être la facilité avec laquelle ils émigrent et s’acclimatent en tous lieux. Quelle patrie peut-il regretter, celui qui voit tous ceux qu’il aime assis avec lui au même foyer ? Pendant que les femmes filaient, que les enfans fourbissaient leurs carabines ou se livraient à quelque mâle travail, Township jetait un regard d’orgueil sur ses robustes fils, sur sa fille douce et grave, et il se plaisait à raconter l’histoire de cette famille dont il avait conduit les destinées à travers tant de hasards. Cette histoire n’avait rien de bizarre aux États-Unis, où la ville tend incessamment à s’épancher dans le désert, contrairement à cette tendance qui pousse en France la population des campagnes vers les villes. J’écoutais cependant Township avec intérêt, car ses souvenirs domestiques m’offraient plus d’une révélation curieuse sur la vie de ces squatters, qui forment une des classes les plus nombreuses de la population américaine.

Trente ans environ avant le jour où le squatter me faisait ce récit, le père de Township était établi sur les côtes de l’Atlantique dans un assez chétif domaine ; comme, à mesure que sa famille s’accroissait, ses terres s’appauvrissaient, il avait résolu de se mettre en quête d’un terrain plus fertile. Il avait réalisé de sa propriété tout ce qui était réalisable, à l’exception de quelques instrumens de labour qui devaient lui servir plus tard, d’une paire de chevaux pour traîner le chariot destiné à transporter les meubles et la famille, et d’une partie de bétail. Un matin, il s’était mis en route : des jours, des semaines, des mois, s’étaient écoulés jusqu’au moment où toute la famille, après avoir traversé les états de New-York, de Pensylvanie et la chaîne des Alleghanys, était arrivée sur les bords de l’Ohio. À cette époque, des bois épais, impénétrables aux chariots, couvraient encore l’espace où s’élèvent des villes aujourd’hui, et il avait fallu toute l’énergie de l’émigrant, aidé de ses robustes enfans, pour atteindre les rives du fleuve. Par un prodige d’audace et de ténacité, le fleuve avait été à son tour franchi, et la famille s’était installée sur le bord opposé de l’Ohio. L’endroit où le père de Township s’arrêta était alors désert, le feu et la cognée déblayèrent un espace de terrain suffisant pour y construire une cabane temporaire, et, tandis que les femmes filaient pour remplacer les vêtemens usés par le voyage, les hommes et les jeunes garçons empilaient du bois sur la rive de l’Ohio. Un feu, allumé la nuit à cet endroit, indiquait aux bateaux qui descendaient ou remontaient le fleuve qu’il y avait du bois à vendre. Ces ventes répétées furent le premier bénéfice des colons. Bientôt les squatters avaient organisé de vastes trains de bois de construction sur lesquels ils se laissaient dériver jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Une année s’était écoulée pendant laquelle, de spéculation en spéculation, la famille avait successivement augmenté son bien-être