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Quant au culte des héros, c’est une protestation contre le joug et le despotisme des multitudes, c’est une revendication des droits de l’individu, une approbation formelle de la force individuelle, un applaudissement et une admiration sans bornes pour elle, une sanction de la légitimité de son initiative. Le héros est le guide, le conducteur, le chef nécessaire des multitudes ; c’est dans le foyer de son ame ardente que se concentrent les rayons épars dans la foule. Un Mahomet, un Knox, un Luther, un Cromwell, un Napoléon, sont les chefs naturels, légitimes des peuples. Ceux-là sont les véritables rois, si nous consultons l’antique étymologie des mots rex, king. On peut dire d’eux, sans craindre aucunement de se tromper, qu’ils ont en eux un droit divin. Les populations doivent non-seulement respect aux héros, mais elles leur doivent une loyale obéissance. « On peut bien dire, dit-il, que le héros a un droit divin, car chacun de nous a en lui un droit divin ou diabolique[1], l’un ou l’autre des deux… Il n’y a pas d’acte plus moral parmi les hommes que celui de la règle et de l’obéissance. Malheur à celui qui réclame l’obéissance lorsqu’elle ne lui est pas due ! Malheur à celui qui refuse l’obéissance lorsqu’il la doit ! » Nous sommes loin, comme on voit, du droit sacré d’insurrection et des doctrines du XVIIIe siècle. Cette théorie est entièrement dirigée contre les théories du siècle dernier. Voltaire, et l’Encyclopédie, et tous les philosophes de cette époque regardaient le héros comme le pire de tous les hommes, comme un menteur, un charlatan, un ambitieux ou un hypocrite. Quelles railleries n’ont pas été lancées contre les fondateurs de religion, contre les prêtres, contre les rois, contre un Mahomet et même contre un Cromwell ! — Ambitieux, hypocrite, charlatan ! non, le héros n’est rien de tout cela, dit Carlyle ; le héros est sincère, toujours sincère ; il ne ment jamais ; il obéit à une mission divine. — Et alors, prenant tour à tour les fondateurs de religion, les chefs d’armée, les législateurs des sociétés, les réformateurs, Carlyle montre tour à tour le héros comme prophète, comme poète, comme écrivain, comme roi, car le penseur anglais croit à l’éternité, à la durée indéfinie de la puissance et de la force morale de l’individu ; il ne croit pas à la rénovation des sociétés par les moyens matériels, industriels, économiques, révolutionnaires. C’en est fait de l’ancienne société, dit-il ; mais il est un mot des anciennes sociétés qui ne passera pas, c’est le mot de roi ; toujours il faudra en revenir, pour nous gouverner, au plus capable, au meilleur. Si nous connaissions nos meilleurs, l’ère des révolutions serait fermée. Malheureusement il n’y a pas, pour les découvrir, de méthodes certaines.

Cette réhabilitation du héros est, de toutes les idées de Carlyle, la

  1. La phrase anglaise est intraduisible en français. A divine right or diabolic wrong. Mot à mot : Ou un tort diabolique.