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droit d’envier le jour où l’on commence à respirer. Cette sécurité fragile et passagère est un trésor que l’on craint de compromettre par le moindre mouvement. On s’accoutume au malaise, à l’abaissement, à la consomption, comme à un sort supportable. On s’estime heureux de n’avoir pas à souffrir tout ce qu’on avait appréhendé. On vit au jour le jour, on s’abrite dans son égoïsme, on se fait petit, on baisse la voix. On espère, chétif, surnager inaperçu au grand naufrage. Vous montrez le port à ces systématiques dormeurs et vous voulez les y pousser d’une main virile, prenez garde ! on va crier haro sur vous ; vous allez être un ennemi du repos public. Dans tous les temps révolutionnaires et dans tous les pays, il en a été ainsi. Cette versatile apathie était un des découragemens les plus amers de Cicéron au moment où finissait la république romaine. Avant que César eût passé le Rubicon, ce n’était parmi les hommes d’ordre, les honnêtes gens, les bons bourgeois des villes, boni, optimates, municipales homines, qu’un concert de malédictions contre les révolutionnaires. Ils n’attendirent pas la fin de la révolution pour s’accommoder au nouveau régime, pour retourner au soin de leurs petits écus et de leurs petites bastides, et pour faire des vœux contre ceux qui voulaient sauver la patrie : Nihil aliud curant nisi agros, nisi villulas, nisi nummulos suos. Et vide quam conversa res est. Illum quo antea confdebant, metuunt ; hunc amant quem timebant. C’était la même chose aux plus mauvais jours de la tyrannie de Robespierre. Tandis que le « rasoir national, » comme disait l’infâme Père Duchêne, fonctionnait sur la place de la Révolution, quelques pas plus loin, aux Champs-Élysées, les bonnes d’enfans s’amusaient à voir pendre Polichinelle, et la société faisait comme les bonnes d’enfans : elle croyait vivre assez dans les entr’actes de la guillotine. « Durant la ferveur du terrorisme, écrivait en 1795 M. de Maistre, les étrangers remarquaient que toutes les lettres de France qui racontaient les scènes affreuses de cette cruelle époque finissaient par ces mots : À présent on est tranquille ! c’est-à-dire, les bourreaux se reposent ; ils reprennent des forces ; en attendant, tout va bien. Ce sentiment a survécu au régime infernal qui l’a produit. Le Français, pétrifié par la terreur, s’est enfermé dans un égoïsme qui ne lui permet plus de voir que lui-même, le lieu et le moment où il existe : on assassine en cent endroits de la France, n’importe ! car ce n’est pas lui qu’on a pillé ou massacré ; si c’est dans sa rue, à côté de chez lui, qu’on ait commis quelqu’un de ces attentats, qu’importe encore ? Le moment est passé, maintenant tout est tranquille. Il doublera ses verrous et n’y pensera plus. En un mot, tout Français est suffisamment heureux le jour où on ne le tue pas. »

Pourquoi le taire ? il y a aujourd’hui des gens qui raisonnent de la sorte, qui, pour apprécier la situation présente et s’y reposer, se contentent