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voyons les carrières où se répartit la bourgeoisie française. Ces carrières sont de trois sortes : il y a l’industrie et le commerce, les fonctions publiques, les professions libérales.

Pour les motifs que j’ai déjà indiqués, l’industrie et le commerce n’offrent pas à la bourgeoisie française le large développement, les perspectives infinies qu’y devrait trouver une nation bien constituée. Il en résulte que la bourgeoisie, détournée des carrières vraiment actives, saines et fécondes, va encombrer les fonctions publiques et les professions libérales. La multiplicité insensée des fonctions publiques, l’entraînement qui y porte et y éteint dans des services inféconds et une quasi-oisiveté la portion la plus éclairée de la bourgeoisie, sont un des plus tristes symptômes des vices de notre situation économique. Les Français se précipitent vers les fonctions, parce que c’est la seule carrière qui garantisse l’existence même médiocre, et qui promette la sécurité du lendemain. Dans l’espoir d’assurer à leurs enfans un émargement au budget, nous voyons chaque jour de petits capitalistes consacrer aux frais de leur éducation une partie ou la totalité de leur mince héritage. Les fonctions publiques sont considérées comme une assurance sur la vie ou un placement à fonds perdus. Une place exerce sur l’esprit des familles la même fascination que faisait autrefois une prébende ou un canonicat. L’organisation actuelle de notre administration, avec ses fonctionnaires pullulant par centaines de mille, est comme un milieu entre l’abus des couvens de l’ancien régime et la folie du phalanstère ; c’est une pierre d’attente du socialisme. Mme de Staël disait autrefois : « Les Français ne seront satisfaits que lorsqu’on aura promulgué une constitution ainsi conçue : article unique : « Tous les Français sont fonctionnaires. » Le socialisme ne fait que généraliser, sous une autre forme, la passion des Français pour les places, et que réaliser sous un autre nom le mot de Mme de Staël. La charte du droit au travail peut, en effet, s’énoncer en une seule phrase : Tous les citoyens sont salariés par l’état.

En face de cette communauté administrative organisée autour du budget, en face de ce socialisme fonctionnaire, se dressent et s’agitent les membres moins favorisés de la bourgeoisie indigente qui se sont jetés dans les professions libérales et n’y apportent qu’un capital intellectuel, c’est-à-dire leurs aptitudes naturelles et leur instruction spéciale. Là sont les avocats, les médecins, les artistes, les journalistes, les hommes de lettres ; c’est la région de la société française dont la condition matérielle est la plus vicieuse, et c’est celle aussi qui exerce sur le sort du pays l’influence morale la plus puissante. Tout y est contraste, déchirement et fièvre. Suivez les jeunes gens qui entrent sans patrimoine dans ces carrières savantes : leur vie est un affreux combat. La culture de l’intelligence, la surexcitation de l’esprit, les rêves de