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de ce quatrième commissaire, il vint me dire sérieusement : « Les ouvriers manquent de pain, il faut prendre l’argenterie des gens riches pour leur en fournir. » J’eus toutes les peines du monde à obtenir sa destitution, n’ayant pu parvenir à lui faire abandonner cette aimable théorie. Ajoutez à cela les délégués des clubs qui venaient prêcher le communisme, le socialisme et autres rêveries aux habitans des villes et des campagnes. »

Voilà parler en homme raisonnable, et M. Trélat nous produit d’ici l’effet d’un bien excellent commissaire ; mais, hélas ! écoutons l’un de ses prédécesseurs à Limoges, M. Coralli, qui siégeait dans la commission provisoire de la préfecture : ce n’était pas une place agréable. « Chaque jour, dit M. Coralli, chaque nuit, j’étais assiégé de gens de tous partis, qui venaient se faire rassurer : on allait piller, on allait égorger, que sais-je ? Je leur répondais : Dormez tranquilles ; à la première maison qu’on pille, je me ferai tuer sur le seuil de la porte. » Pour ne pas dormir après cela d’un profond somme, il fallait, en vérité, n’être qu’un réactionnaire. M. Coralli écrivait aussi à M. Ledru-Rollin, à M. Favre : pas plus de réponse pour lui que plus tard pour M. Trélat ; mais enfin M. Trélat arrive : c’était la réponse en chair et en os. « Nous lui expliquâmes la situation ; il resta muet et nous congédia, prétextant une extrême fatigue. Le lendemain, nous l’attendîmes jusqu’à deux heures dans son cabinet, sans qu’il nous donnât signe de vie. Il parut enfin ; mais la seule réponse que nous en obtînmes, quand nous lui demandions s’il approuvait ou blâmait nos actes, fut : « Je n’ai rien à répondre, je suis ici votre prisonnier. » J’avoue que je fus grandement étonné, et que, rentré chez moi, mon premier soin fut de lui envoyer ma démission. » À l’histoire si intéressante de ses sous-commissaires, M. Trélat aurait bien dû ajouter le rare portrait du commissaire-général qui se croit prisonnier sans l’être.

Le procès de Poitiers, le procès de Bourges, nous ont ainsi, à chaque instant, fourni de ces traits qui caractérisent une époque. Le procès de Bourges surtout marquera dans la nôtre, et pour plus d’âne raison qu’il n’est pas mauvais de dire. La plus forte preuve qu’une société s’en va, c’est lorsque le sentiment du tort commis par un crime public et le besoin d’une peine qui l’expie diminuent et s’effacent dans les consciences. Par ce côté-là comme par tant d’autres, prenons garde à nous. Il s’est introduit dans nos mœurs politiques je ne sais quelle sensiblerie mensongère qui s’attendrit infailliblement d’avance sur les accusés, ou qui s’amourache dévotement des condamnés. Accusés et condamnés sont sous la protection d’une sorte de révérence hypocrite qui défend de dire ce qu’on en pense, à moins qu’on n’en pense beaucoup de bien. Tandis que chaque citoyen devrait considérer le juge comme son substitut et s’identifier à lui en prononçant avec lui que c’est bien fait d’avoir appliqué la peine, il semble aujourd’hui plus séant de se retirer prudemment en soi-même et de laisser le juge dans l’isolement de sa besogne. Cette prudence ne nous plait pas. On connaît la sentence qui a frappé les auteurs du 15 mai : la déportation pour Barbès et pour Albert ; dix, sept, six et cinq années de détention pour leurs plus notables co-accusés. Nous n’avons donc pas à revenir sur les faits du procès, mais nous ne voulons pas nous empêcher de dire l’impression que nous a laissée la physionomie de ces tristes audiences. Qu’est-ce que sont les témoignages des hommes que nous citions en commençant, à côté du témoignage que rendaient chaque