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chacun sait qu’il n’y a que six vingts ans que le plus grand revenu du roy d’Espagne étoit en oranges et citrons, et, depuis les avis reçus de Christophle Collon et qu’il arme par mer, il a tant conquis de royaumes que jamais le soleil ne se couche dans ses terres. » Toute cette prospérité, devenue insolente, semble s’être engloutie avec l’invincible armada de Philippe II. L’Espagne de 1849 ne pourrait plus défendre, avec ce qui lui reste de ses vaisseaux, ce qui lui a été laissé, comme par miracle, de ses anciennes colonies.

D’autres nations, nées d’hier pour l’histoire, mais dont le progrès dépasse tout ce que l’imagination aurait pu rêver, et qui couvrent déjà de leur ombre colossale l’horizon de l’avenir, la Russie, l’Union américaine, jettent toutes deux les fondemens d’une grande marine. Celle-là, puissance continentale par la loi de la nature, veut une armée navale comme Rome l’a voulue : elle prend ses paysans et les pasteurs de ses steppes, et les transforme en matelots pour le service d’une flotte qui n’a pas de commerce maritime à protéger. Celle-ci, maîtresse également d’un immense continent où ses premiers législateurs se sont efforcés de la contenir, voit grandir dans des proportions inouies l’activité de sa navigation commerciale, et semble ne se décider qu’à contre-cœur à entretenir une armée navale.

Si l’on va chercher l’origine de cette flotte qui se forme à peine, on est étonné de reconnaître combien le nouvel état, issu de la première puissance maritime du monde, répugne à prévoir, lui aussi, les chances de la guerre sur l’Océan. En 1794, une discussion approfondie détermine le congrès à voter la dépense de six frégates, quatre de 44 et deux de 36 canons. Il s’agissait de protéger les navires américains contre la piraterie des Barbaresques, et le congrès[1] discutait gravement si, plutôt que d’avoir une marine militaire, mieux ne vaudrait pas, soit

  1. On ne lira pas sans intérêt les considérations développées à l’occasion de cette discussion par un historien de la vie de George Washington, M. John Marshall, président de la cour suprême de justice des États-Unis. « La mesure proposée fut considérée comme le commencement d’une marine permanente. En la consacrant on serait obligé de renoncer à éteindre la dette publique. L’histoire n’offrait pas l’exemple d’une seule nation qui eût continué à augmenter sa marine, et qui n’eût pas en même temps augmenté sa dette. On attribua aux dépenses qu’entraînait la marine l’oppression sous laquelle le peuple anglais gémissait, les dangers qui menaçaient la Grande-Bretagne et la chute de la monarchie en France. » (Vie de George Washington, t. V, p. 326.)