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sangliers ; sur le tronc noueux d’un chêne où la hache du pionnier avait ébauché de profondes entailles, l’écorce portait l’empreinte de la griffe des ours, alléchés par les guirlandes de glands savoureux. Puis à ces forêts succédaient de nouveau des plaines sans fin, sans animation, étendant tristement à perte de vue leur surface d’un roux lugubre, océan silencieux aux vagues immobiles au-dessus duquel le pélican et le vautour planent sans un cri, où le vent même n’a pas de murmures.

Nous approchions du pays des Indiens Comanches ; les précautions nocturnes redoublaient pendant les haltes, et des éclaireurs précédaient la colonne en marche. Le romancier et moi prenions souvent plaisir à nous mêler à ces batteurs d’estrade. Il y avait un de ces hommes hardis, Canadien d’origine, dont nous recherchions la compagnie de préférence. Ever-quiet (toujours tranquille) était son nom de guerre, qu’il devait à sa prétention, fort légitime du reste, de ne jamais s’émouvoir en face même des plus grands dangers. Tranquille (c’était ainsi que nous l’appelions par abréviation) était un homme de grande taille, maigre et souple comme une lanière de cuir, et dont les jambes nerveuses le disputaient en finesse à celles du cerf. C’était toujours sans efforts qu’il maintenait son pas à l’égal du pas de nos chevaux. Une espèce de blouse d’un brun verdâtre en peau de daim, des guêtres de cuir qu’il ne débouclait ni jour ni nuit, un bonnet de police, composaient son invariable costume. Malgré ses cinquante ans et ses cheveux gris, les yeux noirs du chasseur avaient conservé tout le feu de la jeunesse. La vie de Tranquille se passait à aller et à revenir de Saint-Louis à Santa-Fé, et de Santa-Fé à Saint-Louis. C’était l’homme par excellence des histoires de chasse à l’ours et des contes superstitieux. À l’aide de récits d’autant plus intéressans qu’il en était presque toujours le héros, il abrégeait pour nous la longueur des marches, et nous prenions un vif plaisir à l’entendre raconter les épisodes de sa vie d’aventures. J’écoutais Tranquille avec d’autant plus de complaisance, que je me promettais de l’enrôler à mon service pour nous accompagner à la recherche de l’or en Californie. Sa connaissance parfaite de la langue espagnole, sa sagacité presque infaillible, sa bravoure et son adresse me le rendaient précieux à plus d’un titre.

Nous cheminions un matin, comme de coutume, à ses côtés, quand, avant de faire halte dans un des endroits qu’il était chargé de choisir, je le vis examiner attentivement des empreintes sur la route. Je lui demandai quel intérêt il attachait à ces traces à peine marquées.

— Un intérêt de curiosité, me répondit Tranquille. Déjà, depuis plusieurs jours, je distingue sur l’herbe ou le sable la trace des roues de deux chariots qui doivent précéder les nôtres de quelques jours, et je