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perdant dans le bruit vague qui monte des champs environnans et du fleuve qui serpente au détour du vallon ! Quelle tribune aux harangues, quels rostres tumultueux égaleraient pour Jasmin ce petit coin de terre où, en homme libre et sage, il a su enfermer ses désirs ! Peu sensible aux faux enthousiasmes, aux exaltations calculées, aux creuses déclamations, c’est là que l’auteur de Marthe court se réfugier au premier éclair de soleil. Et que faut-il pour qu’il oublie aussitôt le monde auquel il vient d’échapper ? Il lui suffit sans doute de jeter les yeux, du haut du coteau où il a bâti sa petite maison, sur le paysage qui se déploie, sur cette combe profonde qui se déroule à ses pieds, pleine de verdure et de fleurs, de voir au loin le fleuve qui suit son cours paisible, — image trompeuse de la vie présente, — d’assister en un mot à un de ces spectacles de la nature qui élèvent l’ame, la tranquillisent, lui rendent son ressort, lui conseillent de mettre un peu moins de fureur aux œuvres humaines, et la détournent surtout des tentations vulgaires. Là, Jasmin est vraiment à l’aise ; nulle contrainte ne pèse sur lui et ne vient comprimer le libre essor de son esprit. Cette vigne de quelques arpens est comme le théâtre naturel où se doit plaire sa muse. Là, l’inspiration fidèle l’attend, tandis que le soleil qui dore le penchant de la colline mûrit des fruits dont il sait le nombre, fait germer les grains qu’il a semés, échauffe et féconde cette terre, qu’il peut embrasser d’un regard. C’est là son domaine, son empire ; une haie vive le borne à peine ; si mal close que soit la porte, elle n’a pas cependant laissé passer l’ambition et l’envie. Avoir compris ce qui convenait à sa position et à la nature de ses facultés, ce qui convenait à son art, ce n’est pas une des moindres gloires de Jasmin. On peut bien, du reste, insister sans danger sur ce phénomène moral : le prosélytisme de la solitude, de l’indépendance, du détachement volontaire des luttes publiques, ne menace point encore, il me semble, d’envahir le monde, de dépeupler la scène populaire, d’appeler au désert les ambitions pacifiées ; la France n’est pas près de rester sans grands politiques. Il est un peu plus à craindre qu’elle ne reste sans grands poètes.

Et qu’on ne s’y trompe pas d’ailleurs : dans son rare et aimable bon sens, par ce tact supérieur et par qu’il met dans sa conduite, sans y songer peut-être, Jasmin trace instinctivement le rôle de la poésie elle-même, — de la vraie poésie. Il résume avec un gracieux éclat dans sa personne ce qu’elle doit être ; il lui assigne cette vie libre et indépendante qu’elle doit avoir. Méconnaître cette indépendance élevée de la poésie, c’est méconnaître son essence même. Qui ne comprend que, — pour la poésie, — s’appuyer sur ces émotions artificielles et passagères que la politique suscite et entretient, c’est bâtir sur un de ces sables mouvans de la Loire qu’un caprice du fleuve fait disparaître en une nuit, — se jeter dans le tourbillon des partis, c’est se faire l’instrument