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acte ; car, si la duchesse ne reconnaissait pas dans la voix d’Adrienne la voix de celle qui l’a sauvée la veille, elle ne l’insulterait pas du regard, et Adrienne ne l’accablerait pas de son mépris. Enfin, le bouquet donné à Maurice par Adrienne n’est pas moins utile au dénoûment que la cassette mystérieuse. Dans ce drame si habilement construit, personne ne parle, personne ne marche au hasard : tout est compté, tout est prévu, tout est préparé. Mais à qui s’intéresser ? Quel rôle joue Maurice placé entre ces deux femmes ? Il n’aime pas Adrienne assez résolûment pour braver la haine de la duchesse ; il hésite entre la femme qui peut servir son ambition et le cœur passionné qui s’est donné à lui tout entier. Il n’est ni assez ambitieux pour renoncer à l’amour, ni assez amoureux pour renoncer à l’ambition. Il ne trouve d’accens vrais qu’en face de la mort. Quand les lèvres d’Adrienne pâlissent, quand son regard s’éteint, quand ses veines se glacent, alors, alors seulement, il commence à comprendre tout le prix de la femme qui l’aimait et qu’il va perdre sans retour. Adrienne, plus vraie, plus tendre que Maurice, n’a cependant pas toute la vérité, toute la tendresse qu’elle devrait avoir. Il semble que, pour aimer Maurice d’un amour infini, elle ait besoin de sentir les élans de son cœur sanctionnés par le génie de Corneille. Au lieu de s’abandonner librement aux inspirations de son amour, elle demande conseil à ses souvenirs. Si parfois son cœur trouve des paroles ardentes, plus souvent encore sa mémoire évoque des images consacrées par l’admiration de la foule. Quant à la duchesse de Bouillon, il est impossible de s’intéresser à son amour pour Maurice. Tout son amour n’est que vanité. Si Maurice n’était pas le héros du jour, fût-il cent fois plus beau, plus jeune, plus aimant, elle ne l’aimerait pas. Sa jalousie même n’est que vanité. Si Maurice, au lieu de lui préférer une comédienne, lui préférait Mme de Noailles ou Mme d’Aumont, elle souffrirait moins et ne souhaiterait pas si avidement la vengeance. Le duc n’est qu’un personnage ridicule et parfaitement insignifiant. Michonnet, malgré sa tendresse contenue pour Adrienne, rappelle trop clairement le père de la débutante. L’abbé n’offre rien, de nouveau. Si bien que toute cette pièce, conçue avec une infaillible prévoyance, conduite avec une vigilance assidue, achevée avec un soin scrupuleux, n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique.

Toute la pièce a été faite pour Mlle Rachel. En nous plaçant à ce point de vue qui n’a rien de littéraire, nous est-il permis de nous montrer satisfait ? Si toute la pièce est dans un rôle, ce rôle est-il complet ? L’actrice chargée de ce rôle ne laisse-t-elle rien à souhaiter ? La première question est déjà résolue. Quant à la seconde, la réponse n’est pas difficile. Si le drame qui s’appelle Adrienne Lecouvreur n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique, le rôle d’Adrienne Lecouvreur n’ajoute pas une ligne à l’histoire du talent de Mlle Rachel.