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faibles bases que le moindre souffle pouvait détruire. M. de Talleyrand, qui avait retrouvé à Fontainebleau, où résidait Napoléon, quelques lueurs de la confiance de l’empereur, était chargé d’entretenir M. de Tolstoy dans des dispositions favorables, et la tâche n’était pas toujours facile, car M. de Tolstoy se sentait perdu, s’il n’obtenait le démembrement de la Turquie. Il était venu à Paris dans cette pensée ; il croyait qu’elle avait été adoptée franchement à Tilsitt par Napoléon, et son langage, sa correspondance, ainsi que ses manières, commençaient à se ressentir de l’amertume de ses déceptions. Ajoutons, avec M. Thiers, que le caractère vif et les manières pressantes de M. de Tolstoy avaient déjà plus d’une fois importuné l’empereur, et l’on comprendra combien la situation était tendue. D’un autre côté, M. de Caulaincourt réussissait mal en opposant le calme et la gravité à l’impatience de l’empereur Alexandre, qu’il voyait chaque jour en société d’une dame que l’affection d’Alexandre a rendue célèbre. La société de Saint-Pétersbourg n’avait pas mieux accueilli M. de Caulaincourt que son prédécesseur, et la bienveillance impériale tenait lieu de tout à l’ambassadeur de France en Russie. J’ai entendu l’envoyé d’une grande puissance qui se trouva plus tard dans le même lieu en situation semblable, et je me hâte de nommer lord Durham pour éviter toute méprise, je l’ai entendu, dis-je, poser à ce sujet une théorie ingénieuse. Lord Durham assurait que, dans un état représentatif, un agent doit compter avec tout le monde et s’assurer l’opinion publique, mais que, dans les états despotiques, il est de luxe, pour un ambassadeur, de se plier aux exigences de la société et de prendre le soin et la fatigue de gagner les bonnes graces des salons. Là, disait-il, où tout dépend d’une seule volonté, pourquoi se préoccuper des accessoires ? La faveur du maître y suffit à tout. — Ce système serait excellent, si le chef absolu d’un état n’était pas souvent livré lui-même à l’influence de son entourage. Pour ne parler que du temps où M. de Caulaincourt représentait la France à Saint-Pétersbourg, l’empereur Alexandre fut souvent ébranlé par l’influence des adversaires de la politique de Tilsitt, tels que les Czartoryski, les Strogonoff et d’autres, qui prédisaient avec raison que Napoléon ne mettrait jamais la Moldavie et la Valachie dans les mains de la Russie.

Sans doute, Napoléon pouvait s’étendre au midi, s’emparer du trône espagnol pour un de ses frères, s’y asseoir lui-même, du gré de la Russie, ou du moins du consentement de l’empereur Alexandre ; mais jouer à la fois l’Espagne et la Russie, mettre la main sur la Péninsule et arrêter le bras russe déjà levé sur les principautés du Danube, c’était une entreprise féconde en embarras et en périls. Les projets, les plans de distribution de l’Europe se succédaient, il est vrai, chaque soir entre l’empereur Alexandre, son ministre, et M. de Caulaincourt,