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plus riches et couverts de plus beaux pommiers et cerisiers. Les rossignols ont voulu encore une fois enchanter la solitude du poète jamais les concerts des oiseaux n’avaient été si doux. » Toute sa vie il aima ainsi à tenir registre des années par les printemps ; les plus beaux qu’il ait notés dans sa chère retraite furent celui de 1820, celui de 1802, qui fut beau, mais moins que ce dernier, et surtout, entre les printemps d’avant la révolution, celui de 1789, le premier renouveau qu’il ait passé au Coisel en sortant du collége. Il errait dans les prés avec délices, lisant l’Héloïse de Jean-Jacques. Il n’avait pas même attendu le retour de mai pour chercher la poésie dans la nature. « Je ne me rappelle jamais sans le plus touchant intérêt, écrivait-il à trente ans de là, une après-midi de janvier 1789 que je passai dans les champs de Saussai à lire les Idylles de Gessner par un beau jour de gelée et de soleil : la terre était couverte de neige et il faisait très froid, mais le soleil était superbe ; je passai deux heures au pied d’un fossé à l’abri du vent à lire Gessner. J’ai rarement éprouvé un plaisir aussi vif, un enchantement pareil à celui-là… J’eus le sentiment de la poésie au plus haut degré. » La lecture de Buffon fut un événement pour lui : « C’est chez le curé de Saint-Martindon (décembre 1788 et janvier 1789) que je jetai la première fois les yeux sur les œuvres de Buffon. Je ne puis dire à quel point je fus frappé, ravi de ces admirables descriptions ; je ne connaissais de ce grand écrivain que le portrait du cheval et une partie de celui du chien que j’avais vu citer dans les notes des Géorgiques de l’abbé Delille. Le portrait complet du chien, la peinture des déserts de l’Arabie, la description du paon, me jetèrent dans l’extase ; j’y rêvais nuit et jour. Je les appris par cœur, et depuis ce temps je les ai toujours retenus. »

Enfin, pour compléter le cercle des enthousiasmes du jeune homme, il y faut joindre Bernardin de Saint-Pierre, qui eut même le pas, dans son esprit, sur Buffon et sur la Nouvelle Héloïse :

« Jamais aucune lecture ne m’a autant charmé que l’Arcadie de Bernardin de Saint-Pierre. Ce fut ma première lecture à mon retour du collége ; je la fis en toute liberté, errant dans la campagne. Je fus ravi, transporté, et, dans la naïveté de mon enthousiasme d’écolier, j’écrivis à Bernardin toute mon admiration pour son talent, et le priai sans plus de façon, en m’appuyant du titre de compatriote, de m’envoyer le manuscrit de la fin de l’Arcadie. Toute ridicule que fût cette lettre, Bernardin cependant y vit sans doute quelque chose, car il répondit, mais avec son ironique bonhomie

« Je sens tout le pouvoir magique de ce mot Neustrie, et ce nom de compatriote est bien doux à mon cœur ; mais, fussions-nous nés sous le même pommier, je ne pourrais répondre à votre désir sur l’article des fragmens de l’Arcadie qui ne sont pas publiés ; ce sont choses trop délicates pour être ainsi « confiées à la poste, et vous saurez peut-être un jour jusqu’à quel point va la délicatesse et la susceptibilité d’un auteur. »