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dont les élémens se dérobent. Le champ est trop vaste de ce qui n’a pas été et qui aurait pu être. L’ouvrage de Rivarol est rentré pour jamais dans les limbes d’où il n’était sorti qu’à de rapides momens d’évocation et d’improvisation brillante ; il y sommeille avec tant d’autres pensées fécondes, auxquelles pourtant le soleil propice a manqué et qui n’ont pas eu leur jour. Ce qui demeure certain, c’est que, comme publiciste, Rivarol, averti par la révolution, aspira de bonne heure à un grand but, et qu’il ne parut pas incapable de l’atteindre. La mort, en le saisissant à l’âge de quarante-sept ans, l’arrêta dès les premiers pas de sa seconde carrière. On a eu depuis lors Bonald, de Maistre, les oracles d’un parti ; mais le Montesquieu véritable, le réparateur intelligent et, modéré des ruines de 89 n’est pas venu. Le plus brillant et le plus spirituel des hommes à la mode aurait-il jamais pu se dépouiller assez lui-même pour s’élever jusque-là ?

Chênedollé n’hésite pas à nous l’assurer et à se porter pour caution « Il y avait, dit-il, un côté législatif dans les idées de Rivarol qui ne se trouve ni dans Carat ni dans Lacretelle (aîné). » Je le crois bien ; mais on peut être plus fort que ces deux philosophes d’école, que le sophiste et que le crédule, et rester encore en chemin, bien loin de Montesquieu. J’adhérerais plus volontiers au jugement général de Chênedollé, qui se résume ainsi : « Les trois hommes de lettres les plus distingués de la fin du XVIIIe siècle sont Beaumarchais, Mirabeau et Rivarol. Beaumarchais, par son Figaro, donna le manifeste de la révolution ; Mirabeau la fit ; Rivarol la combattit et fit tout pour l’enrayer : il mourut à la peine. » Le disciple pourtant retombe à demi sous l’illusion quand il ajoute : « Homme à la mode digne de la gloire, que les salons regardèrent comme un prodige, que la politique européenne aurait pu compter comme un oracle, et que la postérité doit adopter aujourd’hui comme un de ces génies heureux et incomplets tout ensemble, qui n’ont fait que montrer leurs forces. » La postérité n’adopte rien de confiance ; elle ne juge que sur les titres directs, et les témoignages les plus enthousiastes ne servent tout au plus, comme ici, qu’à exciter les regrets et l’étude de quelque curieux autour d’un nom.

Quoi qu’il en soit, pendant deux années, Rivarol tint le jeune homme suspendu à sa conversation avec des chaînes d’or ; il le fascinait.