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L’idée, d’ailleurs, est belle : depuis Copernic et Newton, l’ordre et la simplicité règnent dans les cieux ; l’embarras et l’erreur ont cessé là-haut, ils sont relégués ici-bas ; ils n’existent plus qu’au sein même de l’homme et à la surface de notre terre :

Son compas à la main, la céleste Uranie,
Laissant ces vils tyrans aux humains égarés,
Remonta pour toujours sur les dômes sacrés.

Le hasard fut pour nous, le calcul pour les cieux ;
Et l’Être qui lisait dans le secret des dieux,
Dès-lors plus compliqué que l’ensemble du monde,
Demeura pour lui seul une énigme profonde.

Cette liaison avec Rivarol, si vivement engagée et si fortement nouée en apparence, se brisa tout d’un coup ; l’esprit y avait plus grande part que le cœur :

« Je vécus ainsi deux ans avec Rivarol, dit Chênedollé, dans un continuel éréthisme de la pensée et dans un enchantement littéraire continuel. Un rien nous brouilla. J’avais fait connaissance avec une Mme Duprat, de Lyon, qui était alors à Hambourg, femme galante d’un haut ton, belle encore, et qui vivait avec le prince Zouboff. J’y mangeais très souvent avec d’aimables roués, Alexandre Tilly, Armand Dulau, et quelques autres émigrés français. Nous faisions souvent des parties à la campagne, et nous revenions fort tard. On sent facilement que cette vie avait dû me déranger un peu, et que souvent je n’étais pas très exact à venir travailler au Dictionnaire[1]. Rivarol, un matin, me le fit sentir avec une aigreur marquée : de mon côté, je répondis avec humeur. Cependant je me remis au travail, mais le travail fut silencieux, les communications sèches et froides, et je sortis sans rien dire à Rivarol, qui travaillait dans son cabinet. Piqué sans doute de ce ton fort déplacé dans un jeune homme, il m’adressa le lendemain matin un billet fort sec, dans lequel il me redemandait une Jérusalem italienne que j’avais à lui. Je renvoyai la Jérusalem avec un billet écrit du même style, et dès ce moment je résolus de briser là. Le marquis de Mesmons[2], avec qui j’étais fort lié, et qui allait aussi chez Rivarol, fit tout ce qu’il put pour me raccommoder avec lui : je tins bon, et je lui déclarai que je n’y retournerais point. Je finis en lui disant : « J’adore le talent de Rivarol, et « j’aime sa personne, mais je ne le reverrai plus. » — Depuis long-temps j’avais envie de rentrer en France, et je saisis cette occasion pour rompre des engagemens qui commençaient à me peser. Je partis pour la Suisse. »

  1. Le Nouveau Dictionnaire de la Langue française qu’avait entrepris Rivarol.
  2. « J’ai beaucoup connu à Hambourg M. de Mesmons : c’était un homme du monde qu’une aventure malheureuse avait forcé de se retirer de la société, et qui était devenu sauvage et mélancolique, mais d’une mélancolie de bon goût. Sa conversation avait beaucoup de charme. » (Chênedollé.) — Le Spectateur du Nord contient plusieurs articles, notamment l’Essai sur l’Amour et sur l’Amitié, qui sont de cet homme de sentiment, ils sont signés R. M. (Romance de Mesmons).