Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/805

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il eût été nécessaire aussi que le Génie de l’Homme, au lieu de retarder jusqu’en 1807, sortît quatre ans plus tôt. On aurait pu dire véritablement alors de Chênedollé venu à son heure, en le comparant avec les principaux des poètes en vogue :

« Ce qui caractérise l’abbé Delille, c’est la mobilité du style bien plus que le grandiose.

« Ce qui caractérise Le Brun, c’est la hardiesse de l’expression ; mais il manque d’haleine, il est vite essoufflé.

« Chênedollé a de l’haleine ; il a plus de grandiose que Delille ; il fait ses vers avec le cœur. » — Voilà, en effet, ce que ses amis de 1802 lui reconnaissaient assez unanimement.

J’ajouterai pourtant, en lui appliquant ce qu’il disait de Le Brun : « Il a du souffle, mais un souffle qui n’allume pas la flamme. »

À côté de la page manuscrite où Chênedollé nous raconte sa visite à Klopstock, je trouve une réflexion modeste qui lui est suggérée par ce grand nom, et que je ne supprimerai pas, car elle respire une sincérité bien touchante ; elle répond à une objection qui pourrait s’élever en lisant d’autres passages de ses mémoires. Tout poète a et doit avoir un haut sentiment de lui-même, sans quoi il ne serait point véritablement poète. Il lui est interdit d’être médiocre, et dès-lors, s’il persiste, il doit croire en conscience qu’il ne l’est point.

Ce que Malherbe dit dure éternellement,


c’est là, quoi qu’en disent les convenances, la devise secrète ou avouée de tout poète. Musa vetat mori : quiconque n’inscrit pas cette pensée, cet acte de foi au frontispice ou au cœur de ses œuvres, n’a pas reçu l’inspiration sacrée et l’étincelle. Ouvrez le scrinium des plus modestes comme des plus superbes : « Depuis Racine, il n’y a que Fontanes et moi qui ayons fait de bons vers, des vers raciniens, » dira l’un, celui qui est classique. — « Depuis Shakspeare, il n’y a que Schiller et moi qui ayons manié le drame grandiose, » dira l’autre, celui qui aspire à régénérer la scène. Toujours ce moi final s’ajoute, quelle que soit l’énumération ; et si celui qui est en jeu ne l’ajoutait pas, il ne serait pas poète. Ce qui a fait dire à un railleur : « Il y a du Lemierre dans tout poète. »

Chênedollé avait de lui-même et de son propre effort un sentiment noble, élevé, consolateur, comme quelqu’un qui avait vécu un jour avec les hommes les plus éminens de son temps, qui avait recueilli leur parole et leur louange, et qui s’était retiré ensuite dans la solitude ; mais, après avoir écrit cette page sur Klopstock, il ajoute au revers :

« C’est quand je lis des hommes comme Goethe, Schiller, Klopstock, Byron…, que je sens combien je suis mince et petit. Je le dis, dans la sincérité de mon ame et avec la plus intime conviction, je n’ai pas la dixième partie de la pensée,