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On causa, au premier dîner, du livre des Passions, du compte-rendu qu’en avait fait Roederer : « Roederer, quand il juge, retire avant tout la vie d’un ouvrage, pour le mettre en abstraction. » — Benjamin Constant se moqua du philosophe Lacretelle aîné, dont l’optimisme spéculatif résistait à tout : « Il attend la mise en liberté de son frère du progrès des lumières[1]. » — « Promenade dans le parc après dîner. Mme de Staël me parle du dernier ouvrage de Benjamin Constant sur la révolution de 1660[2]. Des Genevois arrivent après dîner. On parle de M. de Maistre, que Mme de Staël regarde comme un homme de génie[3]. Ma promenade le soir, dans le parc, avec M. Necker. » Les jours suivans, et durant le séjour de Chênedollé, on causa du livre de la Littérature, qui était sur le métier : « Mme de Staël, nous dit-il, s’occupait alors de son ouvrage sur la Littérature, dont elle faisait un chapitre tous les matins. Elle mettait sur le tapis, à dîner, ou le soir dans le salon, l’argument du chapitre qu’elle voulait traiter, vous provoquait à causer sur ce texte-là, le parlait elle-même dans une rapide improvisation, et le lendemain le chapitre était écrit. C’est ainsi que presque tout le livre a été fait. Les questions qu’elle traita lorsque j’étais à Coppet sont : de l’Influence du Christianisme sur la littérature ; de l’Influence d’Ossian sur la poésie du Nord ; poésie rêveuse au Nord, poésie des sensations au Midi, etc. Ses improvisations étaient beaucoup plus brillantes que ses chapitres écrits… » Chênedollé n’est peut-être pas très juste pour le livre ; pourtant il y a du vrai dans sa remarque. Depuis Mme de Staël, qui en a donné le signal et qui elle-même l’avait reçu du XVIIIe siècle, il n’y a jamais eu plus d’improvisateurs que de nos jours, plus d’esprits qui pensent à toute heure et devant tous, et parlent aussitôt leurs pensées ; mais, quelle que soit la verve, ces pensées, nées en public, manquent le plus souvent de couleur dès qu’on les écrit : elles ne connaissent pas cette pudeur qui fait qu’on rougit en se produisant. Elles sont comme ces personnes qui passent leur vie dans les bals et dans les raouts ; elles n’ont pas de teint. Tâchez que les pensées, en se produisant, aient leur rougeur naturelle ; c’est la vraie couleur.

Chênedollé jugea très bien Benjamin Constant. Si piquant que fût celui-ci, il ne pouvait tenir tête à Mme de Staël que dans son beau temps. Tel que nous l’avons vu, il était bien inférieur. Elle lui avait prêté bien plus qu’elle ne lui avait pris. Et même dans ce beau temps Chênedollé disait de lui : « Benjamin Constant ne cause pas, il fait l’accompagnement de la conversation. » Je lis encore : « Benjamin Constant, c’est

  1. C’est le même Lacretelle aîné qui disait — « Si Boileau vivait de notre temps, il aurait bien de la philosophie ; » ce qui faisait pouffer de rire Fontanes.
  2. Des Suites de la Contre-Révolution de 1660 en Angleterre.
  3. Joseph de Maistre, à cette date, n’était connu que par ses Considérations sur la Révolution française, qui venaient de paraître (1796). C’est assez pour Mme de Staël, qui aussitôt l’a jugé et classé à son rang.