Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/827

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne le vois plus[1] ; son opinion dans la chambre des pairs le range sous des bannières différentes de la mienne, et j’avoue qu’après la dernière expérience, je ne sais plus capituler avec des opinions. Comptez toujours sur moi, mon cher ami, et croyez que je serois trop heureux de trouver l’occasion de vous être bon à quelque chose.

«[2] Je vous embrasse.

« DE CHATEAUBRIAND. »


Au même.

« 26 juillet 1820. — Rue de Rivoli, n° 26.

« Votre écriture, mon cher ami, m’a fait grand plaisir à reconnoître : les années ne font rien avec moi, et les amis qui m’ont oublié[3] ne vivent pas moins dans mon souvenir. Dix ans, à mon âge, c’est trop pour l’histoire ; il faut que je la commence promptement ou que j’y renonce. J’ai déjà deux volumes à peu près achevés ; j’espérois rester en France, Diis aliter visum[4].

« On dit qu’on me rappellera l’année prochaine : Dieu le veuille ! Le roi, en me nommant son représentant, m’a trop honoré et trop récompensé : j’attendrai la suite de ses bontés. Et vous, mon cher ami, que devenez-vous ? Que deviendra l’Université ? Je voudrois bien vous voir à Paris. Votre muse doit avoir besoin de revoir les lieux qui ont inspiré Racine. Vous trouverez tôt ou tard, sous nos princes légitimes, une place plus convenable à votre fortune et à vos occupations. Si je restois en France, je vous offrirois tout mon crédit, qui n’est pas grand. Mais enfin, ceci n’est pas un adieu ; nous nous reverrons ; nous, finirons nos jours ensemble dans cette grande Babylone qu’on aime toujours en la maudissant, et nous nous rappellerons le bon temps de nos misères où nous prenions le détestable café de Mme Rousseau. — Bonjour, mon cher ami ; je vous embrasse tendrement. Je ne partirai qu’au mois de septembre. Ainsi, si vous avez quelque chose à me dire, je suis tout à vous. »

Ce souvenir du bon temps de misère et du détestable café de Mme Rousseau va renouer la chaîne au premier anneau d’autrefois depuis ces premiers mois du retour de l’émigration en 1800 jusqu’à l’ambassade de Berlin, vingt longues années s’étaient écoulées. Chênedollé était resté fidèle aux anciens jours ; il n’avait cessé, au sein de sa vie secrète, de célébrer en silence les anniversaires de ses premières jouissances d’esprit ou de cœur. Il était de ceux qui s’asseoient de bonne heure sur un banc de pierre du chemin et qui aiment à se dire en se retournant : « Notre meilleur ami, c’est le passé. »

  1. Triste effet des passions politiques ! M. de Chateaubriand y était en proie à cette heure.
  2. Ces derniers mots sont seuls de l’écriture de M. de Chateaubriand.
  3. Ce mot est dur et n’est pas juste. Il devait bien savoir qu’il n’était pas de ceux qu’on oubliait.
  4. Il venait d’être nommé à l’ambassade de Berlin.