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VI. — LIAISON AVEC LUCILE.

Rien n’est plus délicat à sonder que certaines douleurs ; je ne l’essaierai point pour celles de Chênedollé ; je crois entrevoir qu’il en eut plus d’une en ces années du retour. Seulement, sur un point qui touche de toutes parts à la poésie, qui est de la poésie même, j’ajouterai quelques détails à ce que disent les Mémoires de son illustre ami. On apprendra à y connaître mieux encore cette charmante Lucile, et sa divine mémoire, se mêlant au nom de Chênedollé, y jettera un de ces rayons paisibles, pareils à ceux de cet astre d’argent qu’il a si bien chanté et qu’elle a tant aimé.

Il avait d’abord connu Lucile à Paris en 1802 ; il l’y avait retrouvée à son retour vers l’entrée de l’hiver (1802-1803). Il s’était pris insensiblement d’une adoration secrète pour cette ame délicate et douloureuse. Le lien qui s’était noué alors entre eux, je ne le saurais dire dans sa vraie nuance ; c’était quelque chose de vague, de tremblant, d’inachevé. Il y avait eu de la part de Lucile, veuve et libre de sa main, une demi-promesse, — promesse sinon de l’épouser, au moins de n’en jamais épouser un autre. C’était tout pour elle, pour cette ame malade et méfiante du bonheur ; ce n’était point assez pour lui. Pendant le court séjour qu’il continua de faire à Paris lorsqu’elle fut retournée en Bretagne, elle lui, écrivait (je livre ces timides lettres dans leur demi-teinte d’obscurité et avec leur voile de mystère) :


À M. de Chenedollé, rue du Bac, n° 610, à Paris.

Rennes, ce 2 avril 1803.

« Mes momens de solitude sont si rares, que je profite du premier pour vous écrire, ayant à cœur de vous dire combien je suis aise que vous soyez plus calme. Que je vous demande pardon de l’inquiétude vague et passagère que j’ai sentie au sujet de ma dernière lettre ! Je veux encore vous dire que je ne vous écrirai point le motif que j’ai cru, à la réflexion, qui vous avoit engagé à me demander ma parole de ne point me marier. À propos de cette parole, s’il est vrai que vous ayez l’idée que nous pourrons être un jour unis, perdez tout-à-fait cette idée : croyez que je ne suis point d’un caractère à souffrir jamais que vous sacrifiiez votre destinée à la mienne. Si, lorsqu’il a été, ci-devant, entre nous question de mariage, mes réponses ne vous ont point paru ni fermes ni décisives, cela provenoit seul[1] de ma timidité et de mon embarras, car ma volonté étoit, dès ce temps-là, fixe et point incertaine. Je ne pense pas vous peiner par un tel aveu, qui ne doit pas beaucoup vous surprendre, et puis, vous connoissez mes sentimens pour vous : vous ne pouvez aussi douter que je me ferois un honneur

  1. Lucile avait le génie de la sensibilité et de la rêverie ; mais, comme les femmes du XVIIe siècle, elle avait aussi ses inexpériences et ses aimables gaucheries en fait d’orthographe et de grammaire. J’en ai dissimulé le plus que je l’ai pu en restant exact.