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« Quelle pensée ! Ce visage céleste, si noble et si beau, ces yeux admirables où il ne se peignait que des mouvemens d’amour épuré, de vertu et de génie, ces yeux les plus beaux que j’aie vus, sont aujourd’hui la proie des vers. Il est impossible de penser à cette image sans frémir… Oh ! c’est bien alors qu’il faut s’écrier avec Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! C’est alors qu’on en veut à cette cruelle espérance qui se réveille encore quelquefois au fond de notre cœur, se soulève sous le poids des maux et veut nous persuader que la vie est quelque chose. C’est alors que tout projet de félicité s’évanouit et que toute idée de bonheur tombe en défaillance. Écrions-nous donc avec Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! et demandons à Dieu la grace d’une bonne mort.

« Hélas ! elle sera peut-être morte sans consolation. Elle n’aura point eu peut-être devant son lit de mort ce sourire de l’amitié qu’elle avait tant désiré. Douloureuse pensée ! Ce cœur si aimant, si délicat, si sensible, aura-t-il été seul vis-à-vis de lui-même dans ces derniers instans, et n’aura-t-il point trouvé une main amie pour lui adoucir la mort ? Encore si son frère avait été auprès d’elle !

« Peut-être aurais-je rendu un peu de calme à cette imagination effarouchée, peut-être aurais-je réconcilié avec la vie ce cœur si triste et si malade, et qui ne demandait qu’un roseau pour s’appuyer.

« Son imagination était effarouchée des hommes et de la vie.

« Son visage exprimait toujours la plus profonde mélancolie, et ses yeux se tournaient naturellement vers le ciel, comme pour lui dire : Pourquoi suis-je si malheureuse ? — Quelquefois elle sortait de cette profonde tristesse et se livrait à des accès de gaieté et à de grands éclats de rire, mais ces éclats de rire faisaient sur moi la même impression que les rires d’un homme attaqué de folie ils conservaient, par un contraste terrible, toute l’amertume de la tristesse, et, sur ce visage si mélancolique, la gaieté même semblait malheureuse. »

Tout commentaire serait déplacé après de tels accens ; mais qui de nous ne connaît maintenant, comme pour avoir lu dans leur cœur, le génie-femme dans Lucile et l’homme de sentiment dans Chênedollé[1] !


SAINTE-BEUVE.

  1. Treize ans après il écrivait, l’ayant toujours présente, mais dans une nuance adoucie : « 16 septembre, 9 h. 1/2 du soir (1817). — Il a fait une journée aussi belle, aussi chaude, aussi brûlante qu’hier, et voilà une soirée tout aussi admirable. Le ciel surtout, ce soir, après le coucher du soleil, était d’une beauté suprême ; l’œil se caressait à le regarder. C’était une couleur si douce, si suave ! un mélange de lumière, de blancheur, d’opale et d’azur, tout cela fondu dans une teinte d’un charme inexprimable : ce devait être là, comme le disait si bien Mme de Caud, la couleur de l’Olympe. » — Je trouve encore indiquée, comme souvenir d’elle, une conversation ravissante sur la musique, qu’elle sentait à la manière des anges ; sur les fleurs, et les oiseaux qu’elle préférait aux fleurs, parce qu’ils étaient plus près du ciel.