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le vice dont ils furent exempts. Comment se fait-il que cette société si avide, que cette démocratie si facile à corrompre, subsista long-temps et périt peut-être plutôt par ses fautes que par ses vices ? À mon avis, le grand principe de la démocratie grecque, c’est le respect de la loi, c’est-à-dire le respect de la majorité. C’était la première idée qu’un Grec recevait en naissant et qu’il suçait pour ainsi dire avec le lait. Toutes les républiques de la Grèce se montrent à nous divisées en factions ennemies ; ces factions se combattent, en paroles s’entend, sur la place publique, et le parti vaincu se soumet paisiblement à la décision de la majorité. L’idée d’en appeler à la violence est presque inconnue, et cette discipline des partis, ce respect pour la chose jugée que nous admirons aujourd’hui dans le parlement anglais, paraît avoir été familière à tout citoyen grec. Le goût et le talent de l’éloquence étaient innés chez ce peuple privilégié. Persuader par la parole, telle était l’ambition de chacun, et, comme chacun espérait persuader un jour, il obéissait avec empressement au vœu d’un orateur aujourd’hui bien inspiré, assuré qu’on lui obéirait à lui-même une autre fois. Le récit de la retraite des dix mille est, je pense, un des exemples les plus remarquables de cette obéissance absolue que les Grecs montraient aux décisions de la majorité. Les dix mille, jetés au cœur de l’Asie sans chefs et sans organisation, se formaient en assemblée dans leur camp, discutaient leurs marches, leurs mouvemens de retraite, et exécutaient à la lettre les mesures prises à la pluralité des voix. Or, quels étaient ces soldats ? Des aventuriers, rebut de républiques en guerre les unes contre les autres, des gens perdus de dettes et de crimes, et faisant métier de vendre leur bravoure au plus offrant. Si un pareil ramas d’hommes se disciplinait si facilement, on peut juger de ce qu’étaient des citoyens pères de famille, attachés au sol de la patrie et nourris dans le respect de leurs institutions. Concluons que, si on ne peut rendre les hommes plus vertueux, il est possible de les rendre plus disciplinés, plus attentifs à leurs intérêts. C’est le résultat que les législateurs grecs avaient obtenu, et, plus que jamais, nous devrions étudier leurs institutions aujourd’hui.


PROSPER MÉRIMÉE.