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commencer à recueillir le fruit de leurs juvéniles labeurs et des sacrifices de leurs parens. L’aiglon part du nid à tire d’aile.

Celui-là est serrurier, ou maçon ou mécanicien celui-ci s’est familiarisé comme valet de ferme aux bonnes méthodes de culture : en France, il aura été à Grignon ou à Grand-Jouan, ou dans quelqu’un des établissemens que va faire sortir de terre la loi de M. Tourret ; cet autre est marin : il aura une barque pour la pêche du littoral, ou bien il gagnera à bord d’un baleinier de beaux salaires, dont, en attendant qu’il se marie, il enverra une part à ses vieux parens.

Au sortir de la maison paternelle, la première rencontre que fera notre sujet, c’est la loi militaire, qui pourvoit à la défense du pays.

Si nous sommes en Amérique, la loi militaire lui dit : « Va, jeune homme, le désir qui t’anime est sacré. Travaille, prospère, fais prospérer les tiens ; tout le dérangement que je te demanderai sera trois jours chaque année pour la revue de la milice. Je me charge de défendre toi, ta famille, ta propriété, sans porter atteinte à ta liberté personnelle. Je ne réclamerais l’assistance de ton bras et de ta carabine que le jour où il le faudrait, parce que la patrie serait en péril » En Amérique, en effet, l’armée régulière se forme exclusivement par l’enrôlement volontaire. La garde nationale appelée milice, qui comprend toute la population mâle de plus de vingt et un ans, ne serait convoquée qu’en cas d’invasion. Dans l’armée régulière, les officiers sont excellens ; on les élève à l’école de West-Point. Les rangs se remplissent d’hommes à qui la vie de caserne plaît plus que le labeur du champ ou de la manufacture. Ils sont convenablement rétribués, et on n’a jamais craint d’en manquer. C’est aussi l’enrôlement volontaire qui recrute les équipages de la flotte. Les avantages matériels et moraux, sociaux et politiques de la liberté ainsi laissée à toute la population pour qu’elle suive ses travaux sans solution de continuité, tant qu’elle en a la force, sont incalculables.

En France, dans toute l’Europe continentale, la loi militaire a un langage différent. Elle dit à cet homme de la campagne ou de la ville que je supposais tout à l’heure parvenu à ses vingt ans, avec son apprentissage terminé et sa vigueur développée, et qui s’apprêtait à demander à son travail même la récompense de son application : « Halte là ! tu iras auparavant tirer au sort, et si tu y tombes, je m’empare de toi sept années durant : ne me parle pas de ton amour du travail, de tes sentimens de famille, de tes espérances, de ta liberté ; tu es mon bien. » Or, on sait à quoi se réduit la chance de ne pas tomber au sort. À moins d’être fils aîné de veuve ou de septuagénaire, ou d’avoir son aîné au service, ou d’être cacochyme, la grande probabilité est que le jeune homme sera saisi par la main de fer de la loi et forcé de servir, s’il ne peut acheter un remplaçant. Il y a des départemens, ou tout au moins des cantons, dans lesquels cette probabilité se change en certitude mathématique ;