Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/1003

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
997
SACS ET PARCHEMINS.

les plus belles années de ma jeunesse. À cette heure, il est trop tard. En me ralliant à la branche cadette, j’ai brûlé mes vaisseaux. Je n’aurais qu’un mot à dire pour attirer sur moi les faveurs de la cour ; mais ce mot, je ne le dirai pas.

— Je vous approuve, monsieur le vicomte. Ce n’est pas un Levrault qui vous conseillera jamais une lâcheté. J’apprécie la délicatesse de votre belle ame. Vous ne voulez pas qu’on puisse vous soupçonner de vous être rallié par calcul, dans une arrière-pensée d’intérêt personnel. Vous réservez votre influence pour vos proches, pour vos amis, et ne demandez rien pour vous-même. Un Montflanquin se donne, il ne se vend pas. C’est beau, c’est grand, c’est chevaleresque ; à votre place, je n’agirais pas autrement. Heureusement, monsieur le vicomte, vous avez un moyen honorable et sûr de restaurer votre maison, et de prendre dans le monde le rang élevé qui vous appartient.

— Ce moyen, monsieur, quel est-il ? demanda Gaspard avec un sourire d’incrédulité. Vous m’avez fait l’honneur de visiter ma vicomté ; vous savez aussi bien que moi ce que m’ont laissé les révolutions.

— Monsieur le vicomte, repartit M. Levrault d’un ton solennel, le temps n’est plus où la noblesse et la bourgeoisie vivaient entre elles comme chien et chat : passez-moi ces expressions empruntées au vocabulaire des petites gens. Autrefois rivales, la noblesse et la bourgeoisie se sont réconciliées à l’ombre du trône de juillet. Ces deux grandes puissances tendent chaque jour à se rapprocher davantage ; il n’est pas rare de les voir se donner la main, mêler leur sang, confondre leurs intérêts et se prêter un mutuel appui. Un gentilhomme ne croit plus déroger en épousant la fille d’un riche banquier ou d’un grand industriel. Je connais vos sentimens, monsieur le vicomte : vous n’avez jamais songé à vous élever contre ces alliances qui deviennent de plus en plus fréquentes, et sont comme un trait d’union entre le passé et l’avenir de notre beau pays.

— En me ralliant à la dynastie de 1830, répliqua Gaspard avec gravité, je crois avoir témoigné hautement quelle est ma façon de penser là-dessus. Pourquoi me suis-je rallié, sinon pour inaugurer ce système de fusion entre la classe bourgeoise et la caste nobilière ? Il fallait que l’exemple partît de haut ; je me suis offert. J’ai toujours honoré la bourgeoisie. Je n’ai jamais fait mystère des sympathies qu’elle m’inspire : je n’ai pas attendu qu’elle fût au pouvoir pour les manifester. J’estime ses travaux ; je m’incline devant ses vertus. Fille de ses œuvres, c’est elle aujourd’hui qui règne et gouverne ; elle représente les forces vives de la nation ; elle est elle-même une aristocratie dont les titres sont inscrits à chaque page sur le livre d’or de la France.

— Il est bien entendu, ajouta M. Levrault, que nous ne parlons pas ici de cette classe intermédiaire qui tient encore au peuple par ses