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l’entendent les constituans et les sectaires, il ne sera jamais humiliant pour un homme, même vieux, d’avoir aimé, d’avoir été aimé, fût-ce dans un moment d’erreur. On pouvait hésiter à prononcer le nom de Mme  de Longueville devant M. de La Rochefoucauld, mais au pis cela ne l’humiliait pas. M. Eynard me dira que c’est dans le sens chrétien qu’il parle ; je le sais ; mais je ne voudrais pas que, dans une vie comme celle qu’il nous expose si bien, l’expression même la plus rigoureuse parût choquer une nuance sociale, une nuance féminine. Je vais continuer de lui paraître bien léger en telle matière, mais je suis persuadé que Mme  de Krüdner, déjà convertie, eût été choquée elle-même, au milieu de tous ses repentirs, qu’on vînt dire que l’homme qu’elle avait un jour aimé pût être humilié à ce souvenir.

Et puisque j’en suis sur cet ordre de critiques, je me permettrai de trouver encore que M. Eynard traite bien durement le spirituel comte Alexandre de Tilly, « un homme que ses ridicules Mémoires, dit-il, ont livré au mépris des uns et à la pitié des autres. » On a assez le droit d’être sévère pour le comte de Tilly, sans qu’il soit besoin d’en venir à ces extrémités de dédain qui passent la justice ; d’autres diraient, qui blessent la charité. J’ai rencontré des gens de goût moins sévères. Les jolis Mémoires qu’a laissés Tilly peuvent bien ne pas être très édifians, ils ne sont certainement pas ridicules. Mais c’est au sujet du prince de Ligne surtout que M. Eynard me paraît sortir du vrai. On a dit de cet aimable vieillard qu’il n’avait jamais eu que vingt ans ; il avait quatre-vingt-un ans qu’il se croyait jeune encore. Un jour, une nuit de décembre, à Vienne, après quelques heures passées dans l’attente de je ne sais quel rendez-vous, il rentra chez lui avec la fièvre, et l’idée de la mort se présenta brusquement à lui. Il essaya d’abord de chasser l’apparition funèbre, de l’exorciser gaiement ; il rappela en plaisantant les vers badins que l’empereur Adrien mourant adressait à sa petite ame. Mais vers le milieu de la nuit, sa tête se prit ; il eut un accès de délire, durant lequel il proféra quelques mots sans suite, qui semblaient se rapporter aux propos de la veille : « Fermez la porte !… va-t’en !… La voilà qui entre ! mettez-la dehors, la camarde… la hideuse !… » Puis il mourut une heure après. M. Eynard n’a pas de termes assez forts pour flétrir ce qu’il appelle cette épouvantable mort, et il y voit un tableau aussi lugubre que saisissant. C’est ainsi que parlerait Nicole ; c’est ainsi que Bossuet parle de l’horrible fin de Molière. Je conviendrai sans peine qu’il est de plus belles morts que celle du prince de Ligne ; mais, à moins de se placer au point de vue de l’éternité (chose toujours rare), on devra convenir aussi qu’il est peu de morts plus aisées et plus douces. Évitons les exagérations. Il est deux points qui m’ont toujours choqué chez mes meilleurs amis jansénistes, c’est quand ils insistent sur la damnation des enfans morts sans bap-