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MADAME DE KRUDNER.

arrivée le soir au château où elle devait coucher, Mme de Krûdner et son monde se mirent donc à prêcher et le maître et les gens ; et, comme il y avait menace d’orage ce soir-là, le bon gentilhomme de campagne, qui craignait que le vent n’enlevât sa toiture, et qui avait hâte d’aller fermer les fenêtres de son grenier, se voyant arrêté sur l’escalier par une prédication, trouvait que c’était mal prendre son heure. J’aurais, de la sorte, bien des petites réponses à faire à M. Eynard ; mais c’est assez d’en indiquer l’esprit essentiel et le principe.

Là, en effet, est entre nous la dissidence, et il faut oser l’articuler. Il croit à une transfiguration et à une régénération complète ; là où je ne vois guère qu’une métamorphose. Un spirituel et sage moraliste, Saint-Évremond, qui avait vu en son temps bien des conversions de femmes du grand monde, a écrit d’agréables pages pour expliquer et démêler les secrets motifs et les ressorts qu’il continuait de suivre sous ces changemens[1]. Une vie comme celle de Mme de Krüdner, et de la façon dont vient de l’écrire M. Eynard, serait la pièce à l’appui la plus commode dans laquelle un moraliste de l’école de Saint-Évremond et de Fontenelle trouverait à justifier son point de vue. Voici, j’imagine, à peu près comme il raisonnerait, et j’emprunterai le plus que je pourrai les paroles mêmes des maîtres :

« Les dames galantes qui se donnent à Dieu lui donnent ordinairement une ame inutile qui cherche de l’occupation, et leur dévotion se peut nommer une passion nouvelle, où un cœur tendre, qui croit être repentant, ne fait que changer d’objet à son amour[2].

« À qui voyons-nous quitter le vice dans le temps qu’il flatte son imagination, dans le temps qu’il se montre avec des agrémens et qu’il fait goûter des délices ? On le quitte lorsque ses charmes sont usés et qu’une habitude ennuyeuse nous a fait tomber insensiblement dans la langueur. Ce n’est donc point ce qui plaisait qu’on quitte en changeant de vie, c’est ce qu’on ne pouvait plus souffrir ; et alors le sacrifice qu’on fait à Dieu, c’est de lui offrir des dégoûts dont on cherche, à quelque prix que ce soit, à se défaire[3].

« La patience, a-t-on, dit[4], est l’art d’espérer. L’art du bonheur dans la dévotion est de se donner une dernière illusion plus longue que la vie, et dont on ne puisse se détromper avant la mort.

« La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des saints : ils recherchent tous leur satisfaction, et ne diffèrent qu’en l’objet où ils

  1. Voir, dans les Œuvres de Saint-Évremond, la Lettre à une dame galante qui vouloit devenir dévote, et le petit Essai Que la dévotion est le dernier de nos amours.
  2. Saint-Évremond.
  3. Saint-Évremond.
  4. Vauvenargues.