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Anciens constitutionnels et légitimistes, chassons donc de nos conversations et de nos romans ces accusations injustes qui ne prouvent rien, parce qu’elles prouvent contre tout le monde. Nous avons à nous occuper de maux plus sérieux. Il y a en effet dans notre société et dans notre époque une corruption plus réelle et plus générale ; elle est dans les idées, et par les idées elle envahit les mœurs. La grande corruption de la France actuelle est la concupiscence sans bornes de l’esprit et de la chair érigée de toutes parts en philosophie, en économie sociale, en politique, elle est dans cette indocilité des intelligences auxquelles on a enseigné à mépriser toute autorité, elle est, dans cette fièvre des besoins, et des désirs à qui l’on a prêché qu’ils devaient se satisfaire même aux dépens des lois sociales. Tous et tour à tour nous sommes la proie du grand tentateur qui domine la civilisation moderne. À chacun dans son ambition et dans sa convoitise, il dit : Tu es souverain. — Philosophe, affronte sans trembler toutes les hardiesses de la spéculation ; — citoyen ; fie-toi à ton sens propre, n’aie foi qu’en ton opinion, institue-toi juge et redresseur du pouvoir ; — homme, ton premier droit est le droit au bonheur ; les lois morales, ce sont les vœux de tes penchans ; n’obéis pas, sois ton maître et tu seras grand. – Il y a long-temps que cette tentation a fait monter l’ivresse à la tête de la société. « La liberté qu’on se donne de penser tout ce qu’on veut, disait déjà Bossuet, fait qu’on croit respirer un air nouveau ; on s’imagine jouir de soi-même et de ses désirs, et dans le droit qu’on pense acquérir de ne se rien refuser, on croit tenir tous les biens, et on les goûte par avance. » Au XVIIIe siècle, les classes supérieures de la société, celles dont les légitimistes gardent l’héritage, s’abandonnèrent à ce délire, en 1789, la bourgeoisie en fut possédée ; aujourd’hui, il est descendu dans les masses. Il y a d’ailleurs, dans le génie français, dans sa légèreté, dans ses entraînemens, dans ses graces, tant de points corruptibles ! L’atmosphère moral que la civilisation du XVIIIe siècle nous a laissée et que les révolutions ne détruiront plus a des parfums subtils, des vapeurs amollissantes, des mirages sensuels qui attirent, caressent et tour à tour endorment ou embrasent les ames. Les étrangers sentent bien, en arrivant chez nous, ces pénétrantes effluves ; les Anglais qualifient avec énergie ce perfide enchantement, lorsqu’ils appliquent à la physionomie de Paris le mot meretricious. Il y a un moment de la jeunesse où le charme de ces séductions, un aspect de ce beau Paris, de ce Paris si aimé que nous avons connu dans le faste de son opulence et dans la sécurité de ses plaisirs, une simple vue du boulevard par une de ces belles journées d’hiver qui répandent dans les rues toutes les élégances et tous les luxes, à l’heure où le portique de la Madeleine se glace de teintes roses, et où, au loin, à travers la brume violette, les vitres frissonnantes lancent des étincelles rouges