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guerrier. Toujours est-il que nous battre était pour nous une grande joie. Tout fut bientôt prêt, et, suivant au trot le goum du khalifat Sidi-el-Aribi, nous voilà, le cœur gai et alerte, prenant la direction de Zamora. À la fontaine de ce nom, pendant une halte d’un instant, chaque officier passa l’inspection de son peloton. Les chevaux furent resanglés ; on revit le paquetage ; on examina l’amorce des fusils, puis, toutes choses en bon ordre, on sonna la marche. Soixante-dix chevaux dans chaque escadron, ni plus, ni moins, composaient notre force régulière ; mais c’étaient de vrais chevaux, de vrais soldats que conduisait un vaillant capitaine, le colonel Berthier.

Déjà l’on entendait, du côté de la route que suivait la colonne, les coups de fusil d’abord rares et incertains, bientôt plus nombreux, se succédant sans interruption, puis les obus dominant tout ce tapage de leur grosse voix. Quant à nous, toutes les parties du bois que nous traversions étaient d’une fraîcheur délicieuse. Les oiseaux, effrayés par le bruit de nos pas, s’enfuyaient seuls en poussant de petits cris d’alarme et allaient porter plus loin leurs chansons et leur gaieté. Dans la direction de Tifour, la fusillade redoublait toujours, et, malgré l’aspect tranquille du bois, nous nous tenions sur nos gardes dans la crainte d’une surprise, quand tout à coup les gens du khalifat s’en viennent au galop nous annoncer que l’ennemi est devant nous. Alors nous prenons le trot et, lui courant sus au milieu du fourré, nous dispersons un parti de deux cents chevaux qui s’en venait de Calah pour rejoindre Bou-Maza. Notre marche, plus rapide que celle de la colonne, qui avait été obligée de s’entourer d’un réseau de tirailleurs, nous eut bientôt portés sur les plateaux qui précèdent Dar-ben-Abdallah[1]. Un magnifique spectacle nous attendait sur ces hauteurs.

Rangés en bataille, nous dominions la colonne, calme et en bon ordre au milieu des ennemis qui la harcelaient de tous côtés. Le bois semblait devenu une fourmilière. On ne voyait que cavaliers qui s’agitaient, courant, galopant, Kabyles aux bras nus, se glissant de buissons en buissons pour tirer plus juste et de plus près. C’étaient des cris aigus semblables aux cris des bêtes fauves. Déjà l’odeur de la poudre portait à nos têtes son ivresse irrésistible. Un beau soleil jetait ses étincelles sur les armes et semblait sourire à ce désordre sanglant. En ce moment, la colonne s’était arrêtée sur un plateau découvert. Le général, que l’on reconnaissait de loin à son fanion, faisait placer en batterie deux petites pièces d’artillerie. Nous vîmes les obus tracer dans l’air leur sillon de feu et porter la mort jusqu’au fond des ravins.

  1. Le nom de Dar-ben-Abdallah désigne l’emplacement occupé autrefois par une maison dont il reste quelques pierres pour tout vestige. En Afrique, un arbre, un champ, reçoivent souvent un nom particulier, sans qu’il y ait même en cet endroit la moindre trace d’habitation permanente.