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main au jour ; un des escadrons formait l’arrière-garde avec les chasseurs d’Orléans ; le reste de la colonne devait marcher d’après les indications données ; puis chacun se sépara jusqu’au lendemain.

Déjà tout dormait dans le grand silence de la nuit : on n’entendait que le pas régulier des sentinelles qu’éclairait la lueur vacillante des feux qui s’éteignaient ; au loin, de temps à autre, le vent nous apportait une vague rumeur, et le silence retombait sur tout ce repos. Seule, une lumière brillait encore dans une tente : c’était celle du bureau arabe. J’entrai et je m’assis dans un coin. Le chef du bureau achevait d’écrire une lettre. Égrenant son chapelet avec un bourdonnement monotone, le vieil agha Djelloul à la barbe blanche, au teint blême, au regard éclairé par la fièvre, était à demi couché au fond de la tente. On eût dit un solitaire de la Thébaïde chrétienne. Deux jeunes gens à l’œil intelligent et vif attendaient debout l’ordre du chef : c’étaient les messagers qui allaient porter cette dépêche à Mostaganem. On la roula presque imperceptible dans un des nombreux plis des haïks grossiers qui entouraient leur tête ; en même temps on leur donna leurs instructions. Ils devaient attendre que la lune eût disparu pour gagner le bois ; une fois dans le fourré, il leur serait facile d’éviter l’ennemi ; enfin si, de bon matin, ils arrivaient à Bel-Assel, une forte récompense leur était promise. Ils sortaient, et déjà ils avaient gagné la porte de la tente, quand tout à coup, revenant sur leurs pas et dans une attitude pleine de dignité modeste : « Père, dirent-ils à l’agha en s’inclinant, c’est notre première entreprise ; nous courons risque de la vie ; que ta bénédiction nous vienne en aide et soit notre force. » Et ils se mirent à genoux, tandis que le vieillard leur imposait les mains et appelait sur eux la bénédiction de Dieu.

Je sortis du bureau arabe et je rentrai sous ma tente, pénétré d’une religieuse émotion. Le lendemain, au point du jour, la colonne se mit en marche dans la direction de la basse Mina. Les chasseurs d’Orléans, sous les ordres du commandant Clerc, et un escadron de chasseurs d’Afrique devaient former l’arrière-garde. M. le colonel Berthier était resté avec cet escadron. La brume du matin n’était pas encore dissipée que déjà les éclaireurs ennemis nous saluaient de leurs balles. À mesure que le jouir grandissait, les Arabes se pressaient plus nombreux, il en venait des collines et des clairières, il en sortait de tous côtés, si bien qu’à peine arrivés à l’entrée du bois, nous eûmes sur les bras quinze cents cavaliers et six mille Kabyles. Deux charges vigoureuses et bien conduites les tinrent d’abord en respect ; mais bientôt l’attaque recommença plus vive. On voyait les Arabes passer à travers le fourré, sautant comme des chevreuils. Les cavaliers arrivant au galop tiraient leurs coups de fusil, puis disparaissaient de toute la vitesse de leurs