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LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.

chevaux ; le Kabyle, criant et hurlant, s’enivrait de ces cris que le bruit de la poudre ne pouvait dominer. Nous cependant, prêts à tout, nous marchions au pas, attendant les ordres.

Sur notre route s’élevait un plateau de deux cents mètres environ, que la forêt bordait de trois côtés. Le chemin traversait ensuite une ravine boisée, longue de mille pas à peu près ; au-delà de cette ravine se dressait un plateau presque semblable au premier. La colonne avait presque franchi la ravine et se massait du côté opposé ; par malheur, l’escadron de chasseurs, sur un ordre mal interprété, s’était engagé dans un chemin creux, et il ne restait plus à l’arrière-garde que deux compagnies de chasseurs d’Orléans sous les ordres du commandant Clerc. Nous étions déjà à mi-chemin, lorsque nous entendîmes deux feux de peloton, puis, du même point, des coups de fusil plus rares. Au même instant, nous sommes rejoints par le capitaine adjudant-major Guyot. « Mon colonel, dit-il au colonel Berthier, hâtez-vous ; le commandant Clerc est serré de près, ses hommes ont usé toutes leurs cartouches ; seul, il ne peut pas quitter sa position et s’engager dans le bois : il demande du renfort ! » Il parlait encore que déjà nous faisions demi-tour au galop, le sabre en main. Au même instant, non loin de la sortie du bois, le colonel Berthier, suivi du docteur Bécœur et de trois chasseurs, tournait deux grands buissons de lentisques pour gagner la tête de colonne. Il avait à peine disparu derrière les premiers arbres, que du fourré se font entendre les cris Au colonel ! au colonel ! Un peloton s’élance, tandis que le reste de l’escadron suit M. Paulz d’Yvoie. Malheureusement il est déjà trop tard. À deux pas de la route, nous voyons un corps étendu à terre que soutient le docteur Bécœur. Le brigadier Vincent et deux chasseurs le défendent. Autour d’eux sont étendus les cadavres de cinq Arabes. Le colonel Berthier venait d’être frappé d’un coup de feu en pleine poitrine, au moment où il perçait de son sabre un Kabyle embusqué derrière le fourré. L’infortuné était tombé de son cheval, une lutte s’était engagée sur son corps, et les cadavres couchés sur le sable rendaient témoignage de la violence du combat. Le peloton se porta immédiatement en avant, et repoussa l’ennemi qui revenait plus nombreux pour s’emparer du corps : ainsi fut protégé l’enlèvement du colonel, que l’on porta respirant encore vers l’ambulance.

Ce triste devoir accompli, nous courûmes rejoindre l’escadron de M. Paulz d’Yvoie, qui s’était élancé au secours de l’arrière-garde. Eux aussi avaient été témoins d’un terrible spectacle. Les chasseurs d’Orléans, la lèvre noircie par la poudre, la baïonnette rouge de sang, tenaient bon, quoique entourés d’une vingtaine de leurs camarades tombés sous les balles ennemies. C’était un affreux pêle-mêle d’armes brisées, de chevaux morts, de blessés, de mourans arabes et français,