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avec une attention nonchalante les faciles improvisations d’un de leurs poètes. Son récit se composait naturellement de la gloire présente et des amours d’autrefois. Il chantait, ou plutôt il parlait, disant ces merveilleux poèmes : Antar et les Mille et une Nuits, les fées et les génies, les coursiers fameux et les guerriers célèbres. Tel est le fond uniforme de ce canevas éternellement chargé de mille broderies éphémères. Quand j’entrai sous la tente de Mustapha, le poète terminait ainsi son chant guerrier : « Chacun son tour entre ennemis ; aujourd’hui pour toi, demain pour moi. Le moulin tourne pour tous, toujours en écrasant de nouvelles victimes. La mort est pour le guerrier un sujet de joie et de triomphe. Qu’est-ce que le péril ? Un fantôme. Qu’est ce que le bonheur ? Un cheval et des armes. Après le sifflement des balles, rien de plus charmant que le frémissement des haleines du jour au murmure d’une source cachée. Rien n’est plus mélodieux que la voix de ma bien-aimée, sinon les hennissemens de mon cheval quand il frappe la terre de son pied violent en disant : Allons ! » Lorsque le chanteur, à bout d’émotions, eut recueilli son tribut de louanges méritées, le vieux maréchal-des-logis de spahis d’Orléansville se mit à raconter la mort de l’agha de l’Ouarsenis. « C’était le 20 juillet de cette année, disait-il ; Hadj-Hamet était allé, avec son goum et vingt spahis, pour chercher à Mazouna la fiancée de son fils. Son cœur était dans la joie, et le bonheur régnait autour de lui, quand on lui remit la jeune fille. Aussi, après une nuit de réjouissance, l’escorte de fête se mit en route. Comme on arrivait à l’Oued-Meroui, nous vîmes au loin un goum d’Arabes, Hadj-Hamet crut que c’était l’agha des Sbehhas qui s’avançait avec ses cavaliers pour faire la fantazia devant la mariée, et, sur un geste, les gens de sa suite se placèrent sur deux rangs afin de leur laisser le chemin libre. La troupe arriva au galop ; elle se lança entre les cavaliers ; puis, se tournant contre eux, elle leur envoya à bout portant une décharge. C’était Bou-Maza en personne. À cette attaque imprévue, les cavaliers du goum se débandèrent ; seuls, les spahis tinrent bon près du viel Hadj-Hamet, qui défendit sa fille tant que son sang, qui coulait déjà de plusieurs blessures, lui en laissa la force. Enfin il tomba mort. Sur les vingt spahis, dix avaient succombé ; tout était fini ; ils se frayèrent un passage et parvinrent à gagner Orléansville.” Ce récit achevé, l’improvisateur éleva la voix pour chanter le premier couplet d’une nouvelle chanson ; amant alterna Camœnœ ! mais cette fois le chant était accompagné des accens de la flûte arabe, la flûte antique, un roseau et quelques trous. Chacun écoutant en fumant, à moitié assoupi. Au bout d’un instant, nous nous retirâmes pour aller dormir à notre tour en attendant l’inconnu du lendemain.