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LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.

trois pieds. D’innombrables roseaux y poussent de tous côtés, et là s’ébattent comme dans leurs domaines naturels des milliers de canards sauvages. En s’échappant, les eaux traversent de vastes prairies coupées de buissons de tamarins. Ce fut près de ces prairies où nous trouvions un bois et quelque pâture pour nos chevaux, que l’on établit le bivouac. En ce beau lieu, la chasse devint notre grande affaire, chacun de nous courut au marais comme à la terre promise ; M. le maréchal tout le premier se donnait souvent ce passe-temps, et malheur au canard qu’il avait visé ! Dans un de nos escadrons, il y avait un trompette, ancien braconnier de son état : que n’y a-t-il pas dans un escadron ! or, le braconnier s’en donnait à cœur joie. On lui confiait la poudre et le plomb, un bon fusil de chasse, et chaque soir il s’en revenait avec une magnifique provision de gibier. Comme il rentrait au bivouac un peu mieux chargé que d’ordinaire, le maréchal Bugeaud le rencontra par hasard. Aussitôt, il l’interroge ; l’autre raconte son histoire ; de là une belle discussion sur la chasse, un grand art dans lequel M. le maréchal était passé maître, mais le braconnier ne l’était pas moins. De discours en discours, le maréchal fut enchanté du braconnier, et, le nommant son grand pourvoyeur, il l’attacha à sa personne. Voilà pourtant à quoi tiennent les destinées ! un canard de plus ou de moins, et la fortune du braconnier était au fond de l’eau.

Les tribus du sud, que le maréchal Bugeaud attendait depuis long-temps, arrivaient enfin. Pendant plusieurs jours, leurs immenses troupeaux de moutons défilèrent devant nous ; venaient ensuite les cavaliers, vêtus de burnous blancs (pendant l’hiver, les gens du Tell portent le burnous noir), escortant leurs femmes hissées sur des chameaux, ornées de banderoles de laine et cachées à tous les yeux par un grand palanquin. Ces grandes précautions ne disent pas toujours ce qu’elles veulent dire. Telle tribu qui cache ses femmes sous un grand voile porte, dit-on, l’hospitalité au-delà de toute limite. Nos Arabes nous saluaient d’un salut amical ; ils étaient en règle avec la France, ils avaient payé l’amende, ils avaient payé les impôts, ils étaient les ennemis très déclarés d’Abd-el-Kader, dont ils nous signalèrent la présence dans l’est. Nous devions donc quitter le Narh-Ouessel pour prendre la direction des Ouled-Naïl ; mais il était urgent de nous ravitailler. Des chevaux sans fers, des hommes à peine vêtus, ne font que médiocre besogne ; on nous dirigea donc auparavant sur Boghar.

Boghar, sous le méridien d’Alger, ou peu s’en faut, s’élève, comme un nid d’aigle, à l’entrée d’une vallée qui conduit à Médéah. Abd-el-Kader y avait établi naguère une fonderie et des établissemens importans. Nous en avons fait un poste avancé dans la province d’Alger, une halte, un lieu de rafraîchissement et de repos pour les colonnes qui opèrent de ce côté. Sans nous arrêter à Boghar, nous partîmes pour