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en ce moment, le premier où je pus me recueillir dans cette journée dont j’avais suivi avec une curiosité haletante et désespérée les tristes épisodes. Cette patrouille mortuaire qui s’en allait en battant lourdement le pavé, cette illumination de deuil, ce silence consterné, proclamaient l’inflexible fatalité du fait accompli. Ainsi, disais-je tout est consommé : le pouvoir est détruit ; la société n’est plus protégée par elle-même ; la France appartient à la fatalité et à son plus terrible ministre, la multitude déchaînée ; la révolution triomphe ! Cette révolution qui n’avait eu jusqu’alors pour moi que la sonorité d’un mot historique ou le sens d’une idée abstraite, elle éclatait maintenant dans mon cerveau comme une sensation vivante. Je n’aurais pas cru qu’un événement politique pût infliger des tortures si cruelles à un témoin obscur qui n’y était mêlé que par la pensée. J’éprouvai les mêmes déchiremens intérieurs que nous avons tous ressentis dans les grandes crises de la vie. Ma raison, ma liberté, s’étaient toujours révoltées contre le lâche préjugé, contre le fanatisme stupide du dix-neuvième siècle, qui glorifie sous le nom de révolutions toutes les séditions victorieuses et toutes les convulsions publiques, car je savais qu’un peuple en révolution est comme un équipage qui tue son capitaine, coupe ses mâts, brise son gouvernail, et ne peut plus atteindre la terre ferme qu’à travers les naufrages. Pour le salut de notre vieille France si cruellement tourmentée depuis soixante ans, pour l’honneur de la civilisation, qui ne fut jamais plus orgueilleuse qu’en ce siècle, j’avais cru, j’avais espéré que nos progrès sociaux pourraient s’accomplir noblement, sûrement, par les institutions représentatives, c’est-à-dire par la liberté régulière, — par les discussions publiques, c’est-à-dire par la raison. Cette foi et cette espérance étaient maintenant écrasées sous un mot : la révolution triomphe !

Je m’abîmais dans la contemplation du passé irrévocable, de l’avenir impénétrable. Je m’indignais en voyant, des hommes que j’aime, enivrés des obscurités de cet avenir béant, pris du vertige que donne le roulis des foules insurgées s’abandonner avec une effrayante joie à la fascination de l’abîme. Quelques heures auparavant, j’avais quitté un écrivain convaincu et sérieux ; ridiculement armé d’une épée empruntée au vestiaire du Théâtre-Français, il marchait, flamberge au vent, vers l’Hôtel-de-Ville pour y grossir la troupe des amis de M. de Lamartine. Dans la maison d’où je sortais, on venait de recevoir une curieuse visite. On avait annoncé M. le comte…, dont les opinions bien connues de nous n’étaient certes pas révolutionnaires. On vit entrer dans le salon un gamin de Paris. C’était un jeune homme frêle, leste, un peu voûté, avec à la ceinture, la casquette ronde jetée en arrière sur ses longs cheveux blonds, l’œil fatigué et railleur sous la petite visière, un vrai enfant