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en rêvant, au bord de la route, le château qui se cache au fond des avenues, ou la maisonnette qui rit au soleil derrière sa tonnelle de vignes ? C’est le mystère. Dans ces nids de poésie et d’amour, nous logeons nos chimères chéries. Sur ce noble perron, à cette verte croisée, nous nous attendons, comme Rousseau, à voir paraître un être élégant et doux qui nous donne l’hospitalité dans sa vie, et de cette vie nous faisons un roman. Les habitations connues ne nous inspirent point ces rêves. J’éprouve un sentiment de ce genre devant les romans anonymes. J’aime que mon goût pour l’œuvre ne soit point offusqué par la notoriété de l’écrivain. Il me semble alors que j’entre dans la familiarité attachante d’un ami inconnu. Je me trace de lui une image de fantaisie. En un mot, les romans sans nom d’auteur me paraissent plus romanesques.

Romans romanesques ! Me sera-t-il permis de dire aussi que ce sont les romans que j’aime le mieux. Hélas ! cette alliance de mots n’est plus un pléonasme. Dans ce siècle de socialisme, et avec la manie raisonneuse de notre pays, nous avons détourné le roman de sa franche nature. Nous n’y avons plus cherché la peinture sincère et émouvante des accidens de la vie. Nous l’avons transformé en instrument de polémique. Nous avons renversé, pour le roman, l’adage qu’on applique à l’histoire : nous l’écrivons, non pour conter, mais pour prouver. Nous avons bâti des œuvres d’imagination sur des syllogismes, comme les géomètres construisent des figures pour démontrer leurs théorèmes. On a publié des romans contre et pour des institutions. Peut-être y a-t-il des gens qui voient dans cette violence exercée sur l’art une des qualités dont on fait le plus d’honneur à l’esprit français, l’amour de la logique, le besoin de généraliser et de conclure. Soit ; mais, en introduisant la logique des théories modernes dans le roman, nous en avons chassé la spontanéité, la fidélité, la naïveté, qui en sont la vie et l’attrait. En créant le roman humanitaire, nous avons tué le vrai roman, le roman de bonne foi, le roman romanesque. Ah ! que le Juif errant fait regretter Amélie Mansfield et le Doyen de Killerine !

Tout autre mérite mis à part, il semble que les Anglais aient plus que nous l’instinct et la fibre du roman romanesque. Aujourd’hui encore, quoiqu’ils n’aient pas entièrement résisté à l’invasion de la philosophie sociale dans le roman, cette maladie a fait chez eux bien moins de ravages que parmi nous. Notre XVIIIe siècle, qui fut si épris des romans anglais, et le plus romanesque de nos romanciers, l’abbé Prévost, qui contribua tant à répandre ce goût en France, trouveraient encore dans les romans anglais de notre temps une moisson aussi originale et aussi riche. Cela tient sans doute à un caractère essentiel du génie anglais. En littérature de même qu’en politique, en philosophie et dans leurs mœurs, les Français répugnent à la spontanéité indivi-