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LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN.

l’apprendrez bien vite, qu’il n’y a rien que la médiocrité craigne et abhorre autant que le vrai génie.

« — Ce n’était pas du moins pour son génie que M. Ridley n’était pas aimé, dit M. Chandos.

« — Oh ! non, assurément, mais pour les aberrations de son génie, comme on aime à dire. Il n’était pire qu’aucun de vous, si ce n’est que ses talens éclatans allumaient pour ainsi dire un flambeau devant ses fautes. Vous ne pouvez vous figurer, continua Lucilla en se tournant vers Gédéon, combien les hommes son âge sont jaloux de lui, car il était le plus beau, le plus spirituel, le plus séduisant. Je n’oublierai jamais ma première soirée d’Almack ! — Il ressemblait. — Tiens, j’en jurerais, il vous ressemblait tant, à vous en ce moment, Gédéon, que je déclare que vous pourriez passer pour son fils.

« Tous les yeux se tournèrent involontairement sur Gédéon, qui rougit et parut affecté péniblement.

« Celia sentit le coup dont il souffrait. L’histoire de sa naissance n’était pas un secret pour elle. Elle détourna les yeux, regarda son assiette une seconde ou deux ; puis, avec sa bonté naturelle, elle lui adressa une question qui le ramena dans la conversation, qu’elle retint sur des sujets dont il pouvait parler. Son père la seconda dans ce bon mouvement : c’était maintenant au tour de Gédéon de parler, et à sir Philip de rester dans l’ombre ; mais, comme Lucilla haïssait la conversation solide sous toutes les formes et ne pouvait supporter de n’être pas toujours elle-même en évidence, elle fit un signe à sa fille : elles sortirent de la salle à manger et laissèrent les trois gentlemen ensemble.

« Quand Gédéon entra dans le salon, laissant M. Chandos et sir Philip engagés dans une discussion sur la qualité des vins, Celia tenait dans ses mains une brochure ; c’était le poème de Gédéon, qui avait été couronné à l’université.

« — J’ai donné à Celia votre poème à lire, dit Lucilla. Je n’ai pu y jeter encore un regard moi-même. Vous savez qu’elle est enthousiaste… Venez, Kitty, venez, dites au jeune lauréat ce que vous pensez de son œuvre… Quoi ! des larmes ?

« Celia s’était tournée vers la fenêtre pour cacher son émotion. Elle passa rapidement la main sur ses yeux et les leva, ils étaient remplis d’une douce tristesse. Poète ! homme !… il l’aurait adorée dans l’attitude qu’elle avait ainsi.

« — C’est un si beau poème ! commença-t-elle de sa voix gentille et suave ; vos sentimens sont si bons, si justes. J’espère qu’il fera du bien, j’espère qu’il inspirera aux autres l’émotion que j’ai ressentie.

« Il sourit ;

« — Croyez-vous que l’influence d’un poème couronné d’Oxford aille aussi loin ? une chose aussitôt oubliée qu’écrite. Non, non.

« — Quel malheur ! mais tout le monde semble avoir lu votre poème. Toutes les personnes que nous connaissons en ont parlé. J’étais si heureuse, Gédéon, dit-elle en glissant insensiblement dans ses anciennes habitudes d’intérêt et d’intimité, et papa était si content, et la chère Calantha ! Quel plaisir ce doit être pour vous de lui procurer un si grand bonheur !

« — Elle en a été heureuse ? vraiment ?

« — Voulez-vous voir la lettre quelle m’a écrite. Je songeais peu, à ces fêtes de Noël que nous passions ensemble à Mordaunt-Hall, que vous deviendriez un si grand homme.