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LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN.

et la tendresse de M. Chandos. Gédéon, épouvanté et se maudissant lui-même d’avoir porté la désolation dans une famille ou il a trouvé tant de bienfaits, s’enfuit à Londres. Un hasard le met en contact avec son père lord Avonmore, qui est devenu premier ministre. Il connaît le secret de sa naissance. Ridley, ravagé par les dégoûts de l’ambition et du vice, voudrait s’appuyer dans sa vieillesse, sur ce fils qu’il voit héritier de son génie, et à qui Miriam a aussi légué son cœur ; mais, lorsque Gédéon sait que sa mère a été séduite et déshonorée, il repousse avec horreur les avances du meurtrier de sa mère, et il se laisse mourir de douleur et de misère dans une chambre morne et glacée de Londres.

Je me figure la donnée de cette histoire sous la plume d’un romancier français ; chaque scène, chaque épisode du drame tonnerait comme une philippique contre la société. Le caractère de Gédéon serait une rébellion vivante, un Didier, un Antony. Que de protestations contre un état social qui traite comme un proscrit, qui repousse de toutes les avenues de la vie la victime innocente de la faute d’un autre ! Que de déclamations contre ce préjugé d’aristocratie et de famille qui rend la charité même cruelle envers le pauvre orphelin qui ignore le nom de son père, envers le jeune homme qu’on force à rougir un souvenir de sa mère, envers l’amant qui n’ose revendiquer l’égalité devant l’amour ! Dans les idées françaises le bâtard aurait eu du moins contre la société le droit de vengeance. L’héroïsme pour lui eût été de s’insurger contre les préjugés qui l’oppriment, de les courber sous le choc de ses passions impérieuses, ou de les insulter encore en retombant broyé sous leur poids.

Le procédé de l’auteur de Mordaunt-Hall est tout contraire. Il n’y a pas dans tout son livre une pensée, un soupçon de révolte contre l’apparente injustice, contre la cruauté fatale qui voue Gédéon à la souffrance, à la honte et à la mort. L’auteur de Mordaunt-Hall a eu raison pourtant devant la vraie sympathie et devant la morale. Il n’a épargné aucun détail, aucune nuance du supplice et de l’agonie du fils de Miriam ; il a raconté minutieusement les tortures que sa naissance fait subir à ce cœur généreux ; il n’a négligé aucune des émotions que contient cette prédestination de douleur. La résignation de la victime rend ces émotions plus poignantes ; elle les rend aussi plus morales. Dans le malheur de Gédéon, on lit à chaque instant la conséquence fatale et en même temps la condamnation flétrissante du crime de Rideley, la condamnation des légèretés, des entraînemens, des lâchetés de conscience qui enfantent ces dénoûmens honteux et terribles. Or, voilà l’effet moral le plus efficace et le plus réel des œuvres d’imagination. Pour être moral, il ne faut pas que le romancier combatte une idée, une opinion, une abstraction ; il faut qu’il montre le mal vivant, qu’il