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de côté leurs rancunes et leurs mécontentemens, en Europe aussi tous les gouvernemens réguliers doivent s’unir dans la même pensée et dépouiller leurs vieux préjugés et leurs vieilles haines. Comme le gouvernement actuel de la France veut sincèrement le maintien de l’ordre social, nous trouvons tout naturel que l’empereur de Russie le reconnaisse et ne cherche pas à lui créer de difficultés ; nous nous félicitons donc de ce bon accord, mais nous nous en félicitons sans enthousiasme. L’empereur de Russie avait entrepris contre la révolution de juillet une gageure qu’il a souvent cru perdre. Le 24 février M. Ledru-Rollin la lui a fait gagner. Une fois la gageure gagnée et trop gagnée, l’empereur de Russie a dû se promettre qu’il ne la recommencerait pas ; il a dû penser que la bonne politique était d’appuyer en France tout gouvernement qui aurait quelques chances de durée, et qu’il fallait bien se garder d’affaiblir par des taquineries diplomatiques l’établissement d’un pouvoir quelconque dans un pays si peu facile au pouvoir, dans un pays qui a de plus l’inconvénient de ne pouvoir pas se remuer sans remuer en même temps toute l’Europe, plus l’empereur de Russie avait hésité à reconnaître la monarchie de juillet, plus il l’avait contre-carrée, plus il devait se hâter de reconnaître la république, une fois que la république se modérait ; et s’il s’est hâté ainsi, ce n’est pas par les petites raisons qu’on lui suppose, ce n’est pas par la misérable joie d’avoir vu tomber la dynastie qu’il répudiait. Tout cela est indigne d’un grand prince et d’un grand gouvernement. La Russie s’est décidée non par fantaisie et par sentiment ; elle s’est décidée par des raisons de haute politique, par l’intérêt qu’ont aujourd’hui tous les pouvoirs civilisés à s’unir contre la barbarie.

Nous nous souvenons bien d’avoir lu dans M. de Custine (Voyage en Russie, 11e lettre) ces curieuses paroles de l’empereur Nicolas : « Je conçois la république c’est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut l’être ; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d’un semblable ordre de choses, mais je ne conçois pas la monarchie représentative : c’est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption, et j’aimerais mieux reculer jusqu’à la Chine que de l’adopter jamais. » Si l’empereur Nicolas a parlé de cette manière, il oubliait l’Angleterre, qui est une monarchie représentative, et si, dans cette réflexion, il y avait une épigramme contre la monarchie de juillet, il oubliait également que ce n’est pas la monarchie de juillet qui a introduit chez nous le gouvernement représentatif. Nous croyons que la monarchie représentative est un gouvernement difficile, difficile surtout dans les pays où la liberté que comporte ce genre de gouvernement n’a comme en Angleterre, un contre-poids puissant dans la constitution de la société. La monarchie représentative, nous nous trompons, la liberté en général convient mieux aux aristocraties qu’aux démocraties ; mais la monarchie représentative n’est pas plus vouée au mensonge et à la corruption que les autres gouvernemens. Le mensonge et la corruption sont des vices humains, et par conséquent ils ont place dans tous les gouvernemens humains. Les paroles que M. de Custine met dans la bouche de l’empereur Nicolas ne sont donc que la boutade spirituelle d’un logicien qui est roi absolu, et qui, à ce titre, n’aime pas le gouvernemens de juste-milieu, c’est-à-dire les gouvernemens limités. Cependant nous sommes convaincus que, si l’empereur de Russie pouvait à l’heure qu’il est rayer la révolution de février du nombre des événemens de ce monde,