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t’empêcher d’entrer, dis-lui : C’est Jésus le crucifié qui m’a envoyé. — Je l’ai dit à l’ange du paradis, qui alors m’a place à droite de la porte, en me disant : — Attends un peu. Bientôt Adam va entrer avec tous les élus délivrés par le Christ aux enfers. — Et voilà pourquoi je suis venu à votre rencontre. — Et alors les élus s’écrièrent tous d’une voix : — Grand est le Seigneur notre Dieu, et grande est sa force et sa miséricorde ! »

Je ne veux faire qu’une réflexion sur ce récit. Je ne compare pas avec la descente de Jésus aux enfers la scène de l’évocation des morts dans l’Odyssée, ou la prédiction de la grandeur d’Octave qu’Anchise fait à Enée. Ici, il ne s’agit ni d’un héros, ni d’un empereur, ni même d’un peuple ; il s’agit du genre humain tout entier et d’un dieu libérateur. Je ne veux comparer que la forme des récits, je laisse le fond. Certes, quand Enée paraît au bord de l’Achéron, quand Caron aperçoit ce vivant qui a pénétré jusqu’aux sombres rivages, sa colère et son effroi sont peints avec vivacité. « Qui es-tu, dit-il, toi qui t’avances couvert de tes armes jusqu’aux bords de ce fleuve ? Ne va pas plus avant ; c’est ici l’empire des morts : il m’est défendu de passer les vivans dans ma barque, et je me repens encore d’avoir transporté autrefois Hercule, Thésée, Pirithoûs, quoiqu’ils fussent fils de dieux et invaincus sur la terre[1]. » Mais qu’est-ce que l’épouvante et la colère du vieux nautonnier du Styx auprès de ce tumulte de l’enfer, quand Jésus s’approche de ses portes, auprès de ces reproches que l’enfer adresse à Satan et de ces insultes dont il aime à outrager son roi, quand il le voit enchaîné ? Les apocryphes ont au-dessus de Milton le mérite de n’avoir pas fait de l’enfer une empire calme et paisible, où tout le monde obéit à l’autorité de Satan : l’idée d’ordre n’est pas compatible avec l’enfer, et les apocryphes ont été à la fois plus vrais et plus poétiques, en faisant de l’enfer le séjour perpétuel de l’anarchie et de la révolte.

J’ai comparé la manière dont Homère et Virgile conduisaient leurs héros en enfer : je dois dire un mot de la manière dont ils les font sortir ; car, dans le récit des choses surnaturelles, il est aussi difficile de finir que de commencer. Homère ne met guère d’habileté dans le denoûment de son récit : « Les ombres, dit Ulysse, s’avançaient en foule et se pressaient pour boire le sang avec un murmure confus et épouvantable. La frayeur s’empara de moi ; je craignis que, parmi tous ces

  1. Quisquis es, armatus qui nostra ad flumina tendis,
    Fare age, quid venias : jam istinc et comprime gressum.
    Umbrarum hic locus est, Somni, noctisque soporae :
    Corpora viva nefas Stigia vectare carina.
    Nec vero Alciden me sum laetatus euntem
    Accepisse lacu ; nec Thesea, Pirithoumque :
    Diis quanquam geniti atque invicti viribus essent.