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fantômes, Proserpine ne lit paraître enfin devant mes yeux l’effroyable visage de Méduse, et je m’enfuis précipitamment vers mes vaisseaux. »

Virgile fini et son récit par un trait d’esprit, et ce trait d’esprit, qui sent le poète de la cour d’Auguste et le successeur de Lucrèce, ce trait d’esprit détruit l’illusion que sa poésie nous avait faite. « Il y a, dit-il, deux portes du sommeil[1] … » J’entends : deux portes du sommeil et non de l’enfer. Ce n’est donc point aux enfers que nous sommes descendus avec Énée ? ce n’est donc point la sibylle qui nous y a conduits ? Nous avons rêvé, voilà tout ; mais encore le rêve que nous avons fait a-t-il quelque chose de vrai ? Virgile ne nous laisse pas même cette dernière illusion : la cour d’Auguste ne croyait pas plus aux rêves qu’aux enfers,. « Il y a deux portes du sommeil : l’une faite de corne, et c’est par là que sortent les vrais fantômes ; l’autre faite d’ivoire, et c’est par là que sortent les songes mensongers ; c’est par cette porte qu’Anchise fit sortir son fils et la sibylle. »

Les apocryphes finissent autrement leur récit. Leucius et Carinus écrivirent encore quelques mots : « Voilà, disaient-ils, les divins et sacrés mystères que nous avons vus et entendus, moi Carinus et moi Leucius ; mais il ne nous est pas permis de révéler les autres merveilles des cieux. » Et à ces mots ils finirent d’écrire ; puis, se transfigurant tout à coup aux yeux de l’assemblée étonnée, ils disparurent dans une grande et lointaine lumière.


III

Nous avons vu comment les poètes érudits du Ve siècle traitaient l’épopée chrétienne, et comment les apocryphes créaient cette épopée sans le savoir, ayant le fond, mais négligeant la forme ; voyons maintenant comment le moyen-âge, se servant à la fois de la langue des savans et des légendes populaires, moitié érudit et moitié crédule, essayait aussi de faire cette épopée chrétienne, à laquelle tous les siècles ont, travaillé.

Les deux poèmes dont je m’occuperai particulièrement sont : l’un, la Nativité de la sainte Vierge et la Naissance du Christ par Roswitha ; l’autre, le poème fait par le chancelier de l’université de Paris, Gerson, en l’honneur de saint Joseph, et intitulé Josephina.

  1. Sunt geminae Somni portae : quarurn altera fertur
    Cornea, qua veris facilis datur exitus Umbris :
    Altera, cantdenti perfecta nitens elephanto ;
    Sed falsa ad coelum mittunt insomnia manes.
    His ubi tum natum Anchises unaque Sibyllam
    Prosequitur dictis, portaque emittit eburna. (Éneïde, liv. VI.)