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tirent sur la ferme de la Belle-Alliance, ou Blücher et Wellington se rencontrèrent après la victoire. Si le village de Mont-Saint-Jean n’a pas d’église, il a les principales auberges, celles où d’habitude les étrangers viennent se reposer, et prendre dans un déjeuner frugal des forces nouvelles pour mesurer la vaste arène dont chaque place mérite un souvenir, et gravir la montagne du Lion. Sans l’argent qu’ils y laissent, les deux villages seraient moins que rien. Grace au tribut perpétuel que verse la curiosité du monde entier, Mont-Saint-Jean et Waterloo se sont agrandis ; il serait plus exact de dire qu’ils se sont allongés du double depuis 1815, car ils ne se composent, l’un et l’autre, que d’une seule rue, coupée dans son milieu par une lacune de deux kilomètres. C’est dans le prolongement de cette rue, — qui n’est autre chose, comme nous l’avons déjà dit, que la route de Gennape. — que viennent se placer et se ranger à la file, par un jeu ironique de la destinée, les noms les plus retentissans, les plus grandioses de l’histoire moderne. Ces noms, qui, il y a quarante ans, ne désignaient que de pauvres fermes perdues dans les bois et dans la boue des champs, sont aujourd’hui des noms impérissables. Waterloo, Mont-Saint-Jean, la Belle-Alliance, Quatre-Bras, la ferme du Caillou, ces fermes où l’on faisait du beurre, ont remplace Babylone, Tyr, Memphis, Carthage dans les honneurs de la mémoire. Le lait est devenu du sang : voilà la gloire !

À peine est-on entré dans Waterloo, qu’on est assailli par les guides. En général, ce sont des hommes secs, robustes, à l’œil chaud et clair, à la tournure militaire, d’une parole facile, mais trop habitués à répéter le même rôle pour émouvoir leur auditeur. Ils récitent : ce sont des professeurs expliquant la poésie ; pauvre poésie ! Il y a trois classes de guides : le guide français, le guide anglais, le guide allemand. Dès qu’un étranger se montre, sa nationalité est aussitôt constatée, et le guide de la même nation se l’approprie sans contestation de la part des deux autres. Les guides anglais gagnent beaucoup plus que les guides français, dont les profits sont supérieurs cependant à ceux des guides allemands par la raison que les Français vont moins à Waterloo que les Anglais et que les Allemands n’y vont presque pas du tout. Autrefois ces guides coûtaient dix francs ; aujourd’hui, ils se contentent de cinq francs et même de trois francs. La plupart se souviennent de la bataille de Waterloo, à laquelle ils ont pris part, non pas comme soldats, mais comme fossoyeurs. De gré ou de force, eux, leurs pères, leurs mères, leurs frères et leurs sœurs creusèrent, pendant plus de huit jours, les fosses où ils précipitèrent quatre-vingt-dix mille cadavres. C’était un peu avant la moisson ; les blés furent perdus ; l’été suivant, ils furent magnifiques.

Nous mîmes pied à terre à l’hôtel du Mont-Saint-Jean, un des plus considérables du pays, et nous fûmes introduits dans un appartement